Dans toutes les situations de catastrophe, la demande sociale en termes d'explications se fait pressante. Mythes et hypothèses se chevauchent. L'information cède vite aux rumeurs les plus folles, aux scénarios les plus insensés. Depuis le drame de jeudi dernier, les rumeurs les plus folles ont très vite pris le relais des larmes. Normal. La révolte accompagne souvent le chagrin, et les familles éplorées, dans une colère légitime, veulent tout de suite une explication, veulent un responsable, fût-il un bouc émissaire, pour expier la faute. Oui. La Faute. Avec un grand F. Le maître-mot. Mais, justement, où se situe la faute dans ce système quasi-parfait où l'on nous assure que toutes les mesures avaient été prises pour que le vol soit le plus sûr possible ? Puisse la boîte noire nous le dire un jour… Air Algérie a sans doute raison de rétorquer à cette colère par une autre colère, se fendant à juste titre d'un communiqué exhortant tout le monde à la raison. Le message, s'il est au premier chef adressé à la presse, s'adresse aussi à toutes les personnes “physiques ou morales” qui parlent à la presse, chacun y allant de son bout de vérité. La presse a-t-elle tort de mettre ces “débris” de vérité bout à bout dans une tentative qui vaut ce qu'elle vaut d'échafauder des hypothèses ? Une chose est certaine, et Air Algérie est sans doute à même de le comprendre : dans tous les pays du monde, dans toutes les cultures, si rationalistes soient-elles, on ne peut pas faire l'économie de “débordements communicationnels”. Le tragique est, par essence, producteur de sens, fût-il un tissu d'affabulations et de mensonges. A bien y voir, les familles endeuillées n'ont pas tant besoin d'une “explication” que d'une “raison”. Bref, depuis jeudi donc, chacun y va de ses élucubrations. Et la presse s'est trouvée le déversoir cathartique de tout ce flot déchaîné de “révélations”, de vrais ou faux témoignages, de “sources”, de contre-sources, de SOS, de cris de détresse, d'alertes pas prises au sérieux et de communiqués officiels. En quarante-huit heures d'hystérie post-traumatique, on aura entendu de tout. D'abord, la panne était-elle située au niveau de l'un des réacteurs ? D'emblée, on semble y répondre par l'affirmative. Abdelmalek Sellal lui-même le disait à la télé, au 20h de vendredi dernier, même sous couvert de moults “sous réserve des conclusions de l'enquête”. Deuxième question lancinante : qu'est-ce qui n'a pas fonctionné au niveau de ce moteur défectueux ? A-t-il réellement pris feu ? D'aucuns sont formels : oui, le moteur a pris feu. Que n'a-t-il été éteint à temps ? La réponse est sans appel : “Parce que l'appareil n'a pas pris suffisamment d'altitude”, ou parce que “les pilotes ont cédé à la panique”, répondent des experts anonymes, dont on ignorera le plus souvent la qualité, le boulot, le pedigree, presque tout. Dimanche 9 mars. Les couvertures sur les journaux sont encore plus “techniques”, plus “politiques”. L'émotion, l'élément humain, le cèdent progressivement à une approche plus rationalisante. On essaye de situer les responsabilités. Pas question d'attendre une quelconque commission d'enquête, semble dire l'opinion. La polémique enfle. Ce qui circulait avec des mots voilés depuis jeudi est crié sur tous les toits : que l'appareil avait des antécédents scandaleux en fait de pannes, et qu'il aurait fallu prendre plus au sérieux les doutes émis au sujet de sa navigabilité. C'est ce que lâche Nazim Raïssi, le fils de feu Sid-Ahmed Raïssi, chef de cabine. El-Khabar ouvre en Une : “Le commandant de bord m'a parlé d'une panne technique.” Le journal a été recueillir le témoignage de Ludivic Belmaz, un passager de nationalité française qui aurait fait le trajet aller (Alger-Tam) à l'intérieur du cockpit, invité par le CDB. L'Agence France Presse reprend de larges extraits de ce témoignage, sous le titre : “Boeing d'Air Algérie : l'appareil avait un problème technique au départ.” Selon ce précieux témoin, le vol Alger-Tam a fait une longue escale à Ghardaïa, en raison d'une panne que l'avion traînait depuis Alger. Il s'agirait d'un “problème dans le circuit électrique de la pompe à huile du réacteur gauche de l'appareil”, aurait dit le CDB à son hôte. Le défunt commandant aurait refusé de poursuivre le vol sur un autre appareil, qui, lui-même souffrait de Dieu Seul sait, quelle défaillance. Les spéculations vont de plus belle. L'avion “coupable” est accusé de tous les maux ; il serait la bête noire des PNC. Le Soir d'Algérie met en intertitre : “Benouicha aurait refusé de piloter l'avion”. On a beaucoup insisté dans le feu de la polémique, sur l'état de la flotte. On disait ces 737-200 dangereux. Des “cercueils volants”. Avant-hier, à l'aéroport Houari-Boumediene, des rumeurs parlaient de l'arrivée des inspecteurs de la maison Boeing. “Ils ont donné instruction pour le retrait immédiat de sept 737-200 jusqu'à leur révision par les Américains”, susurre un jeune, probablement travailleur à l'EGSA, dans l'oreille de son camarade, dans un bus reliant l'aéroport à la station de l'Aletti. A la lecture des premiers comptes-rendus de presse, Benouis s'énerve et le fait savoir. Il trouve inadmissible que les journalistes se fassent manipuler, et qu'ils servent de relais à des gens qui veulent régler des comptes avec la compagnie dans un moment très mal choisi. On estime que, par-delà le fait que c'est à la commission d'enquête seule qu'il appartient de se prononcer sur cette affaire, la compagnie nationale est encore sous le choc, que nos sœurs et nos frères d'Air Algérie sont déjà assez enfoncés pour avoir besoin de l'être davantage. Que l'heure est encore au recueillement. A l'émotion. Pas aux calculs sordides et leur lot de propos malveillants. Or, il se trouve que dans la famille Air Algérie elle-même, d'aucuns pensent que c'est précisément le moment de tout déballer. C'est le cas des PNC. Ils bouillonnaient au salon d'honneur, l'autre jour. Enfin… Comme les messies et les prophètes, les “experts”, ces messagers des temps modernes, pullulent en situation d'apocalypse. Ils savent tout. Ils ont réponse à tout. Ils sont dans les secrets des dieux, d'Air Algérie, de Boeing, de Tam et du vol AH 6289. Il n'y a pas de quoi s'étonner : Quand l'information fait défaut, la “mésinformation”, voire la désinformation, prend place. Air Algérie n'a qu'un choix : communiquer, communiquer, communiquer… M. B.