Pompiers, policiers, éboueurs, personnels hospitaliers, agents de l'Etusa, de la SNTF et autres employés du service public, mais aussi des privés (boulangers, fleuristes, taxiphones, cafetiers, pharmaciens, labos photo…) sont mobilisés en force le jour de l'Aïd pour continuer à faire “tourner” la ville. Chronique d'un Aïd ouvrable… Belkacem, 23 ans, est éboueur. Avec sa combinaison verte estampillée Netcom, ce sémillant jeune homme à la bouille sympathique s'affaire à balayer poussivement un trottoir de la rue Richelieu, lestée des immondices du dernier jour d'un Ramadhan gargantuesque. “L'Aïd ? Ça sera l'après-midi. Pour le moment, je suis de service. J'ai commencé à 7h du matin et je vais travailler jusqu'à 12 ou 13h”, dit Belkacem. “Nous fonctionnons par brigade. Le soir, ceux qui ont eu leur matinée prendront le relais”, ajoute-t-il. Et la “ziara” familiale ? “Oh, ça attendra”, poursuit Belkacem, avant de se replonger dans son labeur avec abnégation, n'ayant pas l'air particulièrement frustré de “rater” les premières heures de l'Aïd. Un peu plus loin, des agents de l'Etusa, affublés de leur bel uniforme bleu repassé, s'échangent les congratulations de circonstance “ou laâkouba lel aâm el-jay”. Pendant ce temps, un bus s'apprête à s'ébranler vers les hauteurs d'Alger. “Comme à chaque Aïd, nous assurons un service minimum. Et c'est valable pour tous les jours fériés. Nous sommes au service du citoyen”, nous dit avec le sourire un responsable de l'Etusa. “Nous sommes organisés par brigade. L'équipe, qui travaille la matinée, s'arrêtera vers 12h pour pouvoir se consacrer à la famille et une autre prendra le relais jusqu'au soir”, explique-t-il sous le regard amusé de Mourad, un intellectuel SDF qui a trouvé en ces valeureux hommes une famille. Mourad “De Gaulle”, ainsi se surnomme-t-il. Opposant marocain contraint à l'exil, Mourad est réduit à vendre des bouquins à même le trottoir pour survivre. Un livre à la main, en l'occurrence La Steppe de Tchekhov, il lance avec ses yeux rieurs derrière des binocles à la Tchekhov justement : “Ma famille, c'est la rue. On m'a offert des gâteaux, mes amis de l'Etusa s'occupent bien de moi. Les Algériens sont un peuple formidable.” À côté, un fleuriste assailli par des chalands en quête de roses. La Genevoise, la mythique boulangerie d'en face, est également ouverte, proposant pain et viennoiseries. À la gare Agha, des trains continuent à assurer le service minimum en direction des banlieues Est et Ouest. À l'hôpital Mustapha-Pacha, une section des Scouts musulmans, en l'occurrence le groupe Emir-Khaled de Belcourt, fait le tour des malades au CPMC et dans d'autres services pour leur procurer un peu de gaieté avec le concours de quelque 80 enfants, chacun avec une rose et une boîte de gâteaux à la main. Un résident du service de pneumologie raconte son Aïd : “Je suis de garde jusqu'à demain, 9h. L'ambiance est plutôt bon enfant. Avec les visites, les gâteaux qui circulent, la joie dans les couloirs, on ne s'ennuie pas. Cela compense largement”, dit-il. Certains malades sont libérés pour passer l'Aïd chez eux, nous apprend-il. Sinon, Alger est ville morte. La plupart des rideaux sont baissés. La circulation est fluide. On ne voit que des grappes de qamis à la blancheur immaculée, déversés par les mosquées après la prière de l'Aïd El-Fitr, et s'enlaçant chaleureusement en se lançant des “taqaballa Allahou minna oua minkoum” appuyés. Le “business” de l'Aïd On remarquera que ce ne sont pas que les membres des corps constitués et autres personnels du service public qui sont mobilisés le jour de l'Aïd, mais aussi toute une faune de commerçants appâtés par le “business” de l'Aïd, comprendre surtout le marché des bonbons, des gâteries et autres jouets pour enfants. Certains boulangers profitent de la relative pénurie de pain pour “liquider” les baguettes de la veille. On notera au passage que les photographes sont massivement pris d'assaut par les familles pour des clichés souvenir. Sans compter les cafés populaires où l'on vient siroter un bon café en appréciant la première cigarette “halal” d'un matin postramadhanesque. Les pâtisseries sont particulièrement sollicitées. L'Etoile d'Or, ainsi s'appelle l'une d'elles ayant pignon sur rue du côté de Hassiba. Ses étals sont bien achalandés, arborant de belles galettes de gâteaux. “Nous avons prévu une centaine de ces galettes. D'ici ce soir, j'aurai tout vendu”, dit le gérant. Car en dépit du tcharak el-aâryane, du makrout au miel et autres gâteaux maison, il faut savoir que nombre de ménagères ont recours aux bons services du pâtissier du coin pour compléter leur arsenal de confiseries. Pas d'Aïd non plus pour ce jeune cuisinier originaire de Jijel : “Je n'ai pas pu aller chez moi par nécessité de service”, dit-il en disposant des grillades. “Heureusement qu'il y a le téléphone”, poursuit-il. On remarquera d'ailleurs que beaucoup de taxiphones sont ouverts le jour de l'Aïd. Le tenancier de l'un d'eux explique : “Beaucoup de gens préfèrent les taxiphones car le réseau est saturé. Quand un opérateur de téléphonie mobile affiche 8 millions d'abonnés et qu'ils appellent tous en même temps, comment voulez-vous joindre votre correspondant ?” fait-il remarquer. De fait, tout au long de la matinée de ce mardi, les usagers du portable n'entendaient plus que “vous ne pouvez effectuer cet appel pour le moment. Veuillez réessayer ultérieurement”. Le soir, Alger bouchonne. Les “chouayine” font le plein à El-Biar, au point de gêner la circulation. Rush des familles sur les grils de Draria. Finie la dictature de la chorba. Pluie de SMS sur Alger. L'air de rien, ce bidule aura considérablement bouleversé les rapports sociaux des Algériens. La paresse aidant, d'aucuns se contentent d'un bref appel ou d'un texto en guise de “saha idkoum”, réservant leurs déplacements exclusivement au cimetière et au cercle des proches, un cercle qui n'a de cesse de se rétrécir telle une peau de chagrin. Et vive les Aïd “bipage” ! M. B.