Le jour de l'Aïd, les villes sont mortes, il y a moins de circulation, les rues sont désertes et les rideaux sont baissés. Cet état de fait « imposé » prend souvent en otages beaucoup de citoyens qui souffrent du manque de transport et de la fermeture des commerces, entre autres. La capitale, vitrine du pays de surcroît, présente un triste décor ce jour-là : ses habitants se plaignent à chaque fête de l'Aïd du fait que les commerçants baissent les rideaux de leurs boutiques, notamment les boulangeries et ne trouvent pas où faire leurs achats. Cela va être le cas dans les tout prochains jours. Cette situation, que beaucoup trouvent anormale, pose sérieusement la problématique du service public et le rapport qu'a l'Algérien avec cette notion et quel sens il lui donne. L'expression du service public qui se définit comme une mission d'activité d'intérêt général et un mode d'organisation consistant - de façon directe ou indirecte - à prendre en charge les besoins des citoyens, se trouve pervertie. Souvent, on entend certains commerçants dire : « Je travaille chez moi-même, j'ouvre et je ferme quand je veux », sans se soucier de leurs clients. Ces derniers, habitués aux comportements des commerçants, sont obligés de se ravitailler une journée à l'avance. « On nous oblige à acheter le pain une journée à l'avance et que nous devons conserver dans un congélateur, sinon on risque de ne pas en trouver le jour de l'Aïd », nous a assuré une femme rencontrée dans une boulangerie. Certes, l'Aïd est une journée déclarée chômée et payée par les pouvoirs publics, mais cela ne signifie pas que le pays se met totalement à l'arrêt. Pourquoi justement ces commerçants font-ils fi de la directive du ministère ? Le font-ils parce qu'ils estiment qu'eux aussi ont le droit de fêter l'Aïd comme tout le monde ? Ou parce qu'ils sont contraints de fermer ? Les raisons diffèrent : il y a ceux qui sont forcés de le faire, les boulangeries et les restaurants. C'est le cas de cette boulangerie qui se trouve à la rue Hassiba Benbouali à Alger. « Pas question que je travaille le jour de l'Aïd ; c'est un jour sacré que je dois passer avec mes enfants. Les clients n'ont qu'à chercher d'autres boulangeries », nous lâchera un autre propriétaire d'une boulangerie à la place 1er Mai à Alger. Non loin de là, une autre boulangerie a pour habitude de fermer les jours de fête, mais pour d'autres raisons. « Nous n'avons jamais travaillé pendant l'Aïd pour la simple raison que tous nos employés habitent loin d'Alger. Je ne peux pas les retenir ici, l'Aïd est une occasion pour eux de rendre visite à leurs parents et de passer la fête avec leur famille. C'est aux dépens de mes clients certes, seulement je les en informe la veille pour qu'ils puissent prendre leurs précautions », nous dira le propriétaire de cette boulangerie. » Il se dit conscient qu'un commerçant doit assurer le service de façon permanente, mais « il faut que tout le monde joue le jeu, nous, le consommateur et l'Etat pour qu'on puisse fonctionner normalement », ajoutera-t-il. A Alger, les rares boulangeries qui restent ouvertes le jour de l'Aïd, très tôt le matin de la fête, sont prises d'assaut. « Il faut se lever à 4 heures du matin pour pouvoir trouver du pain, les retardataires n'auront aucune chance de s'y approvisionner. L'offre est nettement inférieure à la demande ». Seulement, il n'y a pas que les boulangers qui ferment le jour de l'Aïd, « presque tous les commerçants baissent leurs rideaux. C'est un vrai casse-tête pour nous, on passe notre temps à sillonner tous les quartiers dans l'espoir de trouver un magasin ouvert », se plaint un client. En dehors des quelques pharmacies qui assurent un service minimum, les autres commerces saisissent l'occasion de la fête pour prendre congé. En plus des boulangeries, les restaurateurs, eux aussi, quittent la ville. Mais, contrairement aux producteurs de pain, ils rangent leurs assiettes pendant au moins une semaine ou trois jours avant et ne reviennent que trois jours après la fête. « Ils n'en font qu'à leur tête, ils ouvrent et ferment quand ils veulent ; ça m'arrive de casser le jeûne avec un repas froid parce que le restaurant où j'ai l'habitude de manger ferme deux jours avant l'Aïd. Nous sommes nombreux à vivre ce calvaire », nous confie un ouvrier originaire de M'sila. Personne ne respecte la loi « Il est vrai que l'essentiel de la population ouvrière pour ce qui est d'Alger vient des autres régions du pays, de l'Est notamment. Et même les familles qui y habitent préfèrent passer l'Aïd loin de la capitale avec les parents. Alger a une composante sociologique différente des autres grandes métropoles. C'est cette situation qui fait que la ville se vide de ses habitants à l'occasion des journées fériées », explique un sociologue. Les autres services ne sont pas en reste, tel que le transport qui prend souvent à contre-pied les usagers. A l'occasion de l'Aïd, beaucoup de chaufeurs de taxi mettent le cache sur l'enseigne lumineuse de leur véhicule. Ils estiment que eux aussi ont des familles et ont le droit de vivre la joie de l'Aïd avec leurs enfants, comme le dit si bien l'un d'eux rencontré à la station de la place du 1er Mai : « L'Aïd est sacré pour moi, je mets ma voiture au garage et je fais la fête comme tout le monde ». Et lorsqu'on l'interroge sur la nécessité d'assurer le service public en cette journée, il répond : « Je suis d'accord qu'on doit travailler mais à condition que cela soit pour tout le monde. Qu'on applique cela à tous les autres services. De toute manière, il y a un service minimum qui est assuré. » Il est vrai que le transport cause de sérieux ennuis aux citoyens, sachant que le jour de l'Aïd, nombreux sont ceux qui se déplacent pour rendre visite à leurs proches comme l'exige la tradition. Fort heureusement pour eux, l'entreprise de transport urbain et sub-urbain (ETUSA) assure le service. « 50% de notre parc est opérationnel le jour de l'Aïd. Il n'y a pas de raison de ne pas travailler en cette journée ; en tout cas, pour nous, notre mission est d'assurer un service public à tous et en permanence. On veille à assurer une fête complète pour les usagers, après on fera notre fête à nous », nous confie un agent de l'entreprise à la station du Champ de manœuvres à Alger. Pour les travailleurs de cette entreprise, pas question de priver les usagers de ce moyen de transport. « Il s'agit non seulement du service public, mais aussi de l'image de notre entreprise. Nous devons inculquer cette notion aux jeunes travailleurs qui sont avec nous », ajoutera-t-il. Son collègue, un ancien chauffeur à la RATP durant ses années d'exil en France, s'étonne de l'interprétation qu'on fait du service public et tranche : « Ici, tout le monde se fout de cette valeur qui est fondamentale dans l'organisation de la société. Le consommateur ne défend pas ses droits, les commerçants et autres services ne respectent pas les consommateurs. Pour boucler la boucle, l'Etat ne fait rien pour faire respecter les règles et les lois. Vous avez vu en France comment l'Etat a imposé aux commerçants le travail le dimanche ? Ici, chez nous, on se méprise mutuellement. » « Il faut que l'Etat respecte ses propres lois tout d'abord avant que le citoyen suive », ironise un receveur. Chacun y va de sa propre interprétation de la notion du service public, sans que l'on arrive tous à se mettre d'accord sur la nécessité de consacrer dans la réalité cette valeur. Cela renseigne, comme le soulignent beaucoup de sociologues, sur la nature du rapport qu'ont les Algériens à la chose commune. Service public comme la fameuse expression « baylik », nul n'a pris conscience qu'il lui appartient de l'assurer et de la préserver.