Pour marquer le dixième anniversaire de l'assassinat de Djilali Liabès, une conférence a réuni une pléiade de personnalités autour d'un thème auquel il a consacré plusieurs travaux. Quelle est la fonction sociale de l'intellectuel algérien par rapport à la société et à l'Etat ? Cette question a été parmi les problématiques qui ont été débattues, hier, à la bibliothèque nationale du Hamma (Alger), par un groupe d'universitaires et leurs invités. Cette rencontre, dédiée à la mémoire du professeur Djilali Liabès et qui s'achèvera aujourd'hui, a été sponsorisée par Casbah Editions, dont les responsables ont promis la publication prochaine des actes de ces journées d'étude. Ces dernières s'appuient sur les écrits et les chantiers de réflexion initiés par le défunt sociologue, avec l'objectif d'approcher la réalité actuelle. Plusieurs constats ont été établis par les participants. L'université, ont indiqué certains, a failli à son rôle de productrice des “intellectuels critiques”, parce qu'elle est restée prisonnière de l'idéologie dominante. Cela peut expliquer, d'une certaine manière, les limites de l'intelligentsia par rapport aux nombreux problèmes auxquels a été confrontée l'Algérie. Un universitaire a apporté les précisions suivantes : “L'intellectuel des années 1960 ne se concevait pas en dehors du service à la nation et des intérêts du peuple algérien. Dès le début des années 1970, s'est posée la question de son autonomie vis-à-vis du politique. Seulement, ce champ autonome de la réflexion n'a pas pu se créer”. Le professeur Aïssa Kadri a été jusqu'à dire que les intellectuels “ont été à la traîne”, en déplorant le contrôle des institutions d'expression des intellectuels et l'absence de travail sur des “questions importantes” (jeunesse, femmes, langues, etc.). “La rhétorique du silence s'est construite depuis des décennies, après l'indépendance”, a souligné le directeur de l'IME (Paris), presque convaincu que l'Algérie “n'est pas sortie de la génération du nationalisme”. M. Kadri a également parlé de “fragmentation intellectuelle, portée par une fracture générationnelle”, dès la fin des années 1980. Un autre intervenant, Amine Khène, qui occupe la fonction d'expert à la Banque mondiale (Washington), a abordé le thème “les intellectuels algériens dans la crise”. Selon lui, les intellectuels ont vécu en véritables “solitaires” entre 1962 et 1988. Les événements d'octobre ont alors délié les langues : “Les intellectuels s'affirment individuellement et collectivement.” M. Khène a, en outre, classé les “réactions islamistes et berbéristes” dans le chapitre de “l'incapacité de l'Etat de faire des politiques cohérentes”, livrant ainsi les dimensions islamique et berbère “aux jeux politiciens”. De son côté, le docteur Mohamed Hachemaoui a tenté d'examiner les “rapports de clientèle et de prédation entre Etat et société, dans l'Algérie contemporaine”, afin de comprendre cette “crise qui ne finit pas d'en finir”. S'appuyant sur l'hypothèse de “l'enchâssement” de l'Etat dans la société, ce jeune universitaire a estimé que le flou, le mensonge, l'imprécision entre le licite et l'illégal favorisent “la prédation et l'arbitraire politiques”. Pour M. Hachemaoui, le lien politique existant entre l'Etat et la société se résume à travers le clientélisme et la privatisation, celle-ci prise au sens d'appropriation des biens publics à des fins privées, de “tchipa”, de surfacturation, d'investissements corruptifs… Au cours du débat, les participants ont mis en exergue la “déprofessionnalisation” de l'intellectuel, sa segmentarisation, tous les déficits matériels (livres, revues) et les déficits en communication, ainsi que l'absence de débats et d'échanges avec le monde. “La fragmentation du travail intellectuel conforte l'Etat”, a affirmé un universitaire. Il est relayé par un autre participant qui a remarqué que “l'Etat fonctionne comme l'Etat colonial, par prédation, par réseaux…”. Puis d'ajouter plus loin : “Les intellectuels se mettent à critiquer l'Etat dès qu'ils sortent des institutions étatiques”. La rencontre d'hier a été comme ont eu à la souligner, organisateurs et participants, une opportunité pour “réfléchir sur l'intellectuel, la crise et le rapport à l'Etat”. Elle a été surtout une occasion pour rendre compte de l'état d'impuissance de l'intellectuel algérien devant la crise actuelle que traverse l'Algérie, Etat, nation et société. H. A.