Les autorités irakiennes accusent le roi Abdallah II d'avoir gelé les avoirs irakiens et autorisé le déploiement de 6 000 soldats américains. A Amman, cette crispation se ressent à fleur de peau. Depuis l'expulsion de cinq diplomates irakiens en poste à Amman (trois selon les officiels jordaniens), une rageuse polémique bat son plein entre Bagdad et le gouvernement du roi Abdallah II. L'ombrageux et néanmoins très médiatique Taha Yacine Ramadan multiplie les déclarations envenimées, sur un ton de plus en plus dur, accusant ouvertement les régimes arabes de “âmala”, de “collaboration”, profitant ainsi de la présence très remarquée des chaînes satellitaires arabes (Aljazeera et Abu Dhabi notamment) pour décocher ses flèches à l'attention des pays “frères”. C'est officiel donc : l'Irak est seul. Bagdad se sent plus que jamais lâché. Les langues se délient, les faux scrupules volent en éclats et les vérités les plus crues et les plus cruelles pètent dans la gueule des “frères arabes”, éclaboussant keffiehs et barbichettes. Ici, à Amman, cette tension se ressent à fleur de peau. La presse ne parle que de cela. D'un côté comme de l'autre, on multiplie conférences de presse et autres sorties médiatiques pour répondre à l'autre. Tout a commencé lorsque les Etats-unis avaient exhorté les capitales arabes à procéder à la fermeture des représentations diplomatiques irakiennes en prévision d'un changement de régime imminent à Bagdad. Dimanche 23 mars. Les dépêches des agences de presse annoncent l'expulsion de cinq diplomates irakiens par Amman pour “atteinte à la sécurité de l'Etat”. Un refrain que l'on connaît si bien en Algérie pour avoir longtemps servi d'alibi-standard pour toute opération bouche cousue… Lesdits diplomates font vite leurs valises et filent vers la Syrie. Bagdad n'hésite pas à faire le lien avec l'“injonction” américaine et accuse Amman de “khiyana”, de “traîtrise”. Deux jours plus tard, les responsables irakiens enfoncent le clou en accusant la Jordanie d'empêcher les camions de marchandises d'aller en Irak pour livrer des produits de première nécessité. Le régime du roi Abdallah II est également pris à partie concernant la suspension de l'écoulement du pétrole irakien dans les raffineries de sa Majesté, reprochant ainsi à la Jordanie de chercher “déjà” à changer de fournisseur, le regard rivé vers l'Arabie Saoudite. On en voudra pour preuve l'intense activité que connaît le port d'Al-Aqaba (sud de la Jordanie) d'où 13 000 tonnes d'hydrocarbures ont été acheminés vers une raffinerie de la région depuis dimanche, selon le quotidien Al-Arab Al-Yawm. Par ailleurs, Amman est accusé d'avoir gelé les avoirs irakiens et, last but not least, d'avoir autorisé le déploiement de soldats américains (estimés à 6 000) sur ses terres et permis l'installation de batteries antimissiles Patriot. Lundi 24 mars. Amman réplique en organisant un grand show médiatique, mobilisant le ministre de l'Information, Med Affache Al-Adwane, celui des Affaires étrangères, Marwane Al-Mouacher, ainsi que celui du Commerce, Salah Eddine Al-Bachir. Evitant farouchement de donner de plus amples détails sur les dessous de l'expulsion des diplomates irakiens, ils rassurent Bagdad qu'“ils n'iront pas chercher le pétrole ailleurs”, et que leurs frontières demeurent ouvertes pour l'approvisionnement de l'Irak. De source officielle, l'on apprend que depuis le début des hostilités, 221 camions chargés de provisions ont quitté la Jordanie pour Bagdad dans le cadre du protocole commercial qui unit les deux pays. Cela dit, les officiels affirment que si les convois d'approvisionnement de l'Irak ont sensiblement diminué, c'est, avant tout, pour une question de sécurité, et que cela n'a rien d'une manœuvre politique sur injonction américaine. Il faut noter, d'un autre côté, qu'une bonne partie des exportations jordaniennes vers l'Irak se faisait dans le cadre du programme “pétrole contre nourriture”, sous l'égide des Nations unies. Depuis le départ des personnels onusiens, les fournisseurs jordaniens ne peuvent plus obtenir de garantie de paiement de la part de leurs partenaires irakiens, ce qui a provoqué un véritable crash commercial, ici à Amman. Loin d'apaiser l'ire des dirigeants irakiens, ces doctes explications n'ont fait qu'attiser la polémique. Hier, sur Aljazeera, Naji Sabri, le ministre irakien des Affaires étrangères, se fendait d'une autre diatribe enflammée contre la Jordanie officielle, affirmant que l'un des diplomates concernés par la mesure d'expulsion a subi des sévices corporels de la part des services de sécurité de Sa Majesté. Un large secteur de l'opinion se dit outré par l'attitude de Amman. C'est le cas de ce chauffeur de taxi qui nous déclare : “Nous avons été ingrats envers l'Irak. Pendant dix ans, il nous donnait le pétrole quasi-gratuitement, et aujourd'hui, on refuse d'honorer notre facture. L'Irak a payé à l'avance des produits alimentaires qu'on refuse de lui livrer. Ce n'est pas juste”. Une source diplomatique arabe qui nous a parlé sous le sceau de l'anonymat révèle : “L'irak est le fournisseur exclusif de la Jordanie en hydrocarbures. Il bradait littéralement le pétrole contre une facture dérisoire de 350 millions de dollars. En prime, il prenait les produits jordaniens. Depuis que la guerre a éclaté, la Jordanie est en train de voir ailleurs, notamment du côté de l'Arabie Saoudite”. La rupture soudaine d'approvisionnement en pétrole, ajoutée à l'absence totale de gaz de ville, a envenimé la situation d'une manière très sensible. Il faut savoir que l'hiver est très rude par ici. Il a d'ailleurs neigé hier, et la température est givrante. Les gens n'ont que le gas-oil pour se réchauffer. Avec cette rupture, les taxes (déjà très élevées) sont montées en flèche. Un chauffeur de taxi croit dur comme fer que la rigueur de l'hiver est une “laâna”, une “malédiction de Dieu, pour avoir trahi l'Irak”. Amman est un gigantesque bazar où tout est “exposé” sur les trottoirs. La guerre a donné un sacré coup au business. “Notre pays est un pays de commerce et de services. L'intifadha d'abord et cette guerre ensuite ont tué le commerce. Je ne travaille qu'à 40% de mes capacités”, nous dit un hôtelier du centre de Amman. Les prix ont flambé. La vie ici est extrêmement chère. Ses activités ont chuté. Le moral a crashé. Bref, avec un détonateur comme la Mosquée al-Hussein, la poudrière qui se prépare ne peut qu'exploser. Le régime jordanien risque de payer cher son allégeance inavouée. “Même les camps humanitaires qu'ils ont installés à Rouaïched et Al-Karameh, c'est purement du business. Les autorités jordaniennes escomptent un exode massif des Irakiens, ce qui leur aurait permis de quémander une aide internationale substantielle. Qu'il y ait zéro réfugié à leurs frontières a faussé tous leurs calculs. Pour eux, tout est business. Les Arabes sont cyniques et hypocrites. L'Irak, j'en ai peur, est vraiment seul”, conclut amèrement notre diplomate. M. B.