Aux frontières jordano-irakiennes, les ONG humanitaires se sont mobilisées en force, pour accueillir des réfugiés irakiens. On s'attendait à en recevoir au moins 20 000. Il n'y en a pas eu un seul. “Il n'y a pas de réfugiés irakiens en Jordanie. Les Irakiens ne pourront jamais accepter le statut de “réfugiés”. Ce sont des combattants dans l'âme. Ceux qui sont établis en Jordanie sont en train de quitter Amman par milliers pour aller se battre à Bagdad !” C'est avec ces propos que M. Jawad Al-Ali, porte-parole de l'ambassade irakienne à Amman, nous a répondu quand nous lui avons demandé des informations quant à d'éventuels réfugiés fuyant les frappes américano-britanniques. M. Jawad avancera même un chiffre édifiant : “Depuis le début de la guerre, 3 100 Irakiens ont quitté la Jordanie pour aller rejoindre leurs frères au pays”, a-t-il dit. Le ton est à la fois digne et ferme, une pointe d'orgueil dans le regard. A l'ambassade irakienne à Amman, hier, l'ambiance était surchauffée. Pour cause, une centaine de volontaires irakiens, chauffés à blanc, étaient venus se faire délivrer un passeport pour retourner au bercail. Ils sont en Jordanie depuis deux, trois, cinq ou dix ans. La première guerre du Golfe les avait contraints à quitter l'Irak pour chercher du travail dans quelque pays voisin. Aujourd'hui, ils laissent tout derrière eux, paix, boulot, dollars et situation pour répondre à l'appel de leurs tripes. “Pourquoi avez-vous attendu jusqu'à aujourd'hui ?”, demandons-nous à l'un d'entre eux. “Je n'avais pas de papiers. Et je manquais d'argent”, dit-il. De fait, il faut savoir que, pleins de courage, les jeunes qui veulent s'aventurer de l'autre côté de la frontière ont surtout besoin de “massari”, comme ils disent ici, c'est-à-dire de fric. Un autre, à court d'argent, nous promet de faire le trajet jusqu'à Bagdad “à pied”. C'est dire l'état d'esprit qu'est celui des Irakiens, ici, à Amman. Loin de se laisser démonter, encore moins abattre par les “nouvelles du front”, leur détermination n'en est que plus attisée pour aller au charbon. La plupart d'entre eux nous affirment qu'ils ont passé leur service militaire et qu'ils n'ont pas besoin “d'entraînement spécial” avant d'aller rejoindre les milices de volontaires encadrées par l'armée irakienne. Depuis tôt le matin, donc, l'ambassade était le théâtre d'une effusion patriotique très intense. Brandissant le drapeau irakien, ainsi que des posters à l'effigie de Saddam Hussein avec la mention très spéciale “Hafidahou allahou wa raâhou”, les voici scandant en “cœur” : “Bi rouh, bi dam, nefdika ya Saddam” et promettant le pire des châtiments aux “chiens de Bush”. D'aucuns parmi eux ont laissé femmes et enfants là-bas, en Irak. Certains ont perdu des proches notamment à Nassiriyah et Bassorah. “J'ai quatre frères qui sont tous engagés dans l'armée irakienne. J'ignore quel est leur sort. J'ai hâte de les rejoindre. Je suis impatient d'aller au front. On va les déchiqueter (les Américains, ndlr)”, lâche Jassem, la trentaine, entre deux hymnes enflammés et une hargneuse tirade. Il se définit d'emblée comme un “mouqatel”, un combattant. Le jeune irakien affirme qu'il sait déjà dans quel régiment il va être affecté. Ce défilé, faut-il le noter, se tenait dans les locaux même des services consulaires. Sur un bureau étaient déposés une liasse de documents avec un registre consignant les noms des volontaires qui allaient rentrer en Irak. Et chaque fois qu'un Irakien obtenait ses papiers, il pavoisait comme s'il avait décroché un visa pour l'eldorado. “Vous n'avez aucune appréhension ?”, interrogeons-nous l'un d'eux. “Au contraire, rétorque-t-il, je meurs d'envie de fouler le sol de mon pays. Nous sommes un peuple digne. Nous n'allons pas nous laisser faire. Nous allons nous battre jusqu'au bout et aucun Irakien ne quittera le pays !” M. Jawad Al-Ali affirme que cette vague est la sixième du genre à s'ébranler vers l'Irak. La plupart d'entre eux vont percer via la Syrie, les frontières jordano-irakiennes étant sous surveillance américaine. En effet, 6 000 soldats US seraient déployés au long de ces frontières. D'ailleurs, au poste frontalier de Rouaïched, des responsables militaires américains ont sérieusement déconseillé aux journalistes, entassés là-bas par centaines, de traverser la frontière. “Vous pourriez être considérés comme des cibles à abattre”, les a-t-on prévenus. Sinon pour les convois humanitaires, ils attendent toujours d'éventuels réfugiés. Les ONG sont mobilisées en force, ici, à Amman (CICR, AI, HCR, Concern...), mais jusqu'à présent, elles chôment. Des camps avaient été installés par le Haut commissariat aux réfugiés ainsi que par la Croix-Rouge pour recevoir plusieurs dizaines de milliers de personnes. Pour l'heure, ils n'ont accueilli que des réfugiés soudanais, érythréen, égyptiens et somaliens. “Nous n'avons pas besoin d'aide humanitaire”, fulmine Jawad Al-Ali. D'un autre côté, l'homme ne manque pas de fustiger l'ONU et Kofi Annan pour avoir gelé le programme pétrole contre nourriture dont l'Irak s'approvisionnait à hauteur de 60%. “Je tiens l'ONU pour responsable au cas où l'Irak serait à cours de vivres”, dit le porte-parole de l'ambassade. D'un autre côté, le diplomate irakien s'en prend violemment aux régimes arabes dont il critique ouvertement la “veulerie” et “l'hypocrisie”. “Plutôt que de fermer les ambassades américaines, ce sont les diplomates irakiens qu'on chasse. Ya li el-aâr !”, lance-t-il. Allusion à l'expulsion, dimanche dernier, de cinq diplomates irakiens en poste à Amman, accusés par le pouvoir jordanien de se livrer à des “activités antidiplomatiques”. L'ambassade irakienne en totalité a mis la rue Taha-Hussein, du côté de Jebel-Amman, sens dessus-dessous, depuis que la guerre a éclaté. Un défilé incessant de voitures venues exprimer leur solidarité, de volontaires décidés à se rendre en Irak pour servir de bouclier humain, ou encore de chaînes de télévision du monde entier, se fait remarquer au grand jour. Hier, en l'espace de quelques heures, nous avons rencontré des personnes de toute nationalité. Il y avait même trois jeunes Japonais qui ont fait le voyage depuis Tokyo pour rejoindre les colonnes de paix, un badge avec la mention “Peace volunteer” épinglé fièrement à la boutonnière. Dans les rues de Amman, une effervescence inhabituelle se fait sentir. Les grandes avenues commerçantes sont désertées par les touristes et aux clameurs des souks se sont substitués les cris des manifs. Dans chaque échoppe, la radio diffuse en boucle les dernières infos sur l'Irak. Les gens n'ont que ça sur la bouche, surtout que, sur les 4 ou 5 millions d'habitants que compte la Jordanie — Un petit pays de 92 000 km2 — il y a trois millions de Palestiniens de souche, naturalisés par le défunt roi Hussein Ibn Talal. Et l'on connaît le bouillonnement guerrier de ses frères Palestiniens. Nous nous apprêtons justement à visiter leurs camps et à aller prendre la température aux frontières jordano-israéliennes, un autre foyer de haute tension. M. B.