Les Irakiens se livrent bien malgré eux à une comptabilité macabre, celle qui consiste à compter les morts. Et chaque jour puisque la violence est quotidienne depuis l'invasion américaine en mars 2003 et la chute du régime de Saddam Hussein. Hier encore, une explosion a secoué Baghdad au ministère des Travaux publics où un vice-président chiite participait à une réunion. Bien entendu, il y a eu des victimes. Mais dans ce pays ravagé par la guerre et à cause de cette dernière, les statistiques sont nombreuses et prennent en considération l'impact de cette violence. Il s'agit de la recomposition démographique, ce qu'on appellera l'exode intérieur. Mais l'exil vers l'étranger est important. L'Irak se vide. En effet, plus de deux millions d'Irakiens ont fui les violences dans leur pays pour s'installer à l'étranger, notamment chez leurs voisins syrienet jordanien, où leur flux sans cesse plus important suscite des tensions. Outre les deux millions de réfugiés, il y a 1,7 million de déplacés à l'intérieur de l'Irak, estime le Haut Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR), qui organisera en avril prochain une conférence de donateurs pour leur venir en aide. Quelque 50 000 Irakiens continuent de fuir leur foyer chaque mois, soit l'exode le plus important dans la région depuis celui des Palestiniens lors de la création d'Israël en 1948. La Syrie, avec un million d'Irakiens, et la Jordanie, avec 750 000 de ces réfugiés, selon les estimations du HCR, continuent de recevoir les flux les plus importants. L'Egypte a accueilli plus de 100 000 Irakiens et le Liban quelques dizaines de milliers, toujours selon le HCR. En Europe, les Irakiens privilégient la Suède où ils sont 80 000. Selon le HCR, 2719 réfugiés irakiens se sont enregistrés en Turquie depuis le 31 janvier, plus de 90% provenant du centre et du sud de l'Irak. A l'autre bout de l'échelle, les Etats-Unis n'ont accordé le statut de réfugiés qu'à moins de 700 Irakiens depuis 2003. Installés en grand nombre dans les environs de Damas et de Amman, ces réfugiés posent un défi de taille aux économies des deux capitales. En janvier, le roi Abdallah II a répété qu'ils étaient les bienvenus en Jordanie, tout en reconnaissant que leur présence exerçait « une pression sur les infrastructures » et sur les ressources du pays. Ils « ont besoin de structures économiques et sociales : de maisons, d'écoles, d'hôpitaux », relevait récemment l'économiste jordanien Fahed Fanek dans un éditorial, en déplorant les « embouteillages dans les rues » de Amman, dont la population a doublé depuis 2003. En Syrie, où les prix de l'immobilier ont été multipliés par deux ou trois depuis cette date, les Irakiens sont accusés d'avoir provoqué l'inflation. Face à ces tensions, les autorités syriennes ont pris des mesures pour limiter le séjour des réfugiés irakiens. Depuis le 20 janvier dernier, elles ne leur délivrent plus que des permis de séjour de deux semaines renouvelables une fois. Face aux critiques du gouvernement irakien, notamment, la Syrie s'est montrée rassurante. Le président du Parlement, Mahmoud Al Abrache, a assuré que ces mesures « visaient à organiser la présence des Irakiens en Syrie et non à les rapatrier ». Pourtant, les réfugiés irakiens restent inquiets. Rien que les 11 et 12 février, plus de 5000 Irakiens se sont enregistrés auprès du HCR à Damas de peur d'être rapatriés de force. A Amman, ils étaient 700 dans ces bureaux. Le HCR a également mis en place des lignes téléphoniques d'urgence pour permettre aux familles irakiennes d'appeler en cas de menace d'expulsion. Mais surtout, le haut commissaire pour les réfugiés, Antonio Guterres, a plaidé pour un soutien massif de la communauté internationale aux pays d'accueil. « Le soutien de la communauté internationale est un devoir moral et politique (...) Il n'est plus logique de demander à la Syrie et à la Jordanie de porter seules ce lourd fardeau », a-t-il déclaré à l'occasion d'une visite à Damas. La conférence de donateurs, qui doit se tenir à Genève (Suisse), a pour but de rassembler au moins 60 millions de dollars en faveur des réfugiés et déplacés irakiens. Le HCR espère aussi pouvoir reloger quelque 20 000 réfugiés dans des pays tiers cette année. D'ores et déjà, Washington, très critiqué pour son désintérêt apparent pour le sort de ces réfugiés, s'est engagé à participer à hauteur de 18 millions de dollars au fonds du HCR et a promis d'accueillir 7000 nouveaux réfugiés irakiens d'ici à octobre. L'Arabie Saoudite et le Koweït ont également donné des indications « très positives » de donations supplémentaires, selon M. Guterres. Voilà donc un autre volet de la guerre en Irak occulté par ses nouveaux dirigeants qui refusent de parler de guerre civile, ou ignoré par d'autres stratèges. Mais cette fois, se rend-on compte, l'Irak n'est pas si loin. De nombreux intérêts seront à coup sûr menacés.