En cette journée d'un printemps plutôt gris et bien arrosé, il pleut comme il pleure sur Taguemount. Magasins et cafés fermés, les mines tristes et tendues, les citoyens s'interrogent. Taguemount Azzouz, l'un des plus gros villages de Kabylie, a bien du mal à cacher son deuil et à retenir sa douleur. Sur la grande place habituellement grouillante du village, l'émoi et la consternation se lisent sur tous les visages. Qu'ils soient vieux ou jeunes, ils ont bien du mal à contenir leur colère et leur indignation. C'est que la toute petite agence postale du village avait fait l'objet, le matin même, d'un véritable carnage perpétré par cinq hommes armés venus prendre l'argent du peuple et semer la mort en plein centre du village. Complètement adossée au siège de l'APC, à proximité même de la fenêtre du bureau du maire, la petite poste avait été prise d'assaut en quelques minutes. Il est vrai que le coffre-fort était bourré d'argent. Presque 1,900 milliard de centimes précisément, avaient été réceptionnés mercredi dernier pour payer “les pensions des moudjahidine” à terme au 15 du mois courant, autrement dit pour… ce dimanche 15 avril ! “Il pleuvait à torrent et à 9h, il n'y avait que deux clients devant les guichets”, nous dira un postier encore sous le choc. “Je m'affairais à payer l'un d'eux et mon collègue – que Dieu ait son âme ! – s'occupait de l'autre lorsque des hommes armés et encagoulés firent irruption. Ils étaient nerveux et quelque peu affolés. Ils ont aussitôt demandé après le receveur de la poste par son prénom. C'est dire qu'ils étaient au courant de tout et avaient bien préparé leur coup. Ils parlaient même un arabe “un peu cassé avec l'accent kabyle”, dira encore le postier visiblement affecté par la brutalité des assaillants, armés de deux kalachnikovs et d'une Mat allemande, mais surtout accablé par le décès tragique de son collègue, le regretté Ouachem Mohamed, âgé de 47 ans. C'était le plus ancien postier de l'agence. Plus d'une quinzaine d'années de bons et loyaux services à la poste de Taguemount. “Quand ils ont quitté la poste avec des sacs postaux remplis d'argent, ils nous ont menacés avec leurs armes et nous ont demandé de ne pas sortir, mais dans un souci professionnel, mon collègue les a suivis dehors pour localiser leur direction lorsqu'ils lui ont tiré dessus”, dira encore ce brave postier la gorge très serrée et les yeux larmoyants. La foule immense, des jeunes et des moins jeunes qui s'accrochent au moindre témoignage, à la moindre révélation, au moindre détail. “Moi, j'ai vu Mohand le postier tomber à terre, criblé de balles”, s'écria alors un citoyen venu récupérer une petite pension. C'est un ancien garde communal de Béni Aïssi qui a échappé en 2000 au carnage du siège de la police communale ravagé par les bombes et qui aura causé une dizaine de morts à l'époque. “Lorsqu'ils sont sortis de la poste, un homme armé était embusqué derrière une bétonnière. Il tirait à tout bout de champ. Pratiquement sur tout ce qui bougeait. C'est ainsi que le jeune cafetier du village fut touché de plein fouet par les balles meurtrières. J'ai alors accouru vers le malheureux postier qui avait été touché à la nuque. Il perdait beaucoup de sang. C'était affreux !” dira encore ce témoin oculaire. Le jeune Belmiloud Idir, qui était très estimé au village de Taguemount, tentait de faire rentrer précipitamment les jeunes dans son café lorsqu'il fut touché mortellement d'une balle assassine. Son décès est aussitôt constaté à la polyclinique de Béni Douala, mais on décide de l'évacuer vers le CHU Mohamed-Nedir de Tizi Ouzou où son décès est confirmé. Le malheureux postier est lui aussi transféré vers l'hôpital de Tizi Ouzou où il rend l'âme vers 13 heures. “J'étais présent aux côtés de mon regretté frère Idir lorsqu'il reçut une balle et tomba raide mort sous mes yeux. C'était dur, incroyable, dramatique !” nous dira son frère étranglé par les sanglots dans la demeure familiale des Belmiloud, située à la sortie du village, au lieu dit Djouadh. La maison est déjà pleine de monde alors que le père Chabane Ou Vacha, un brave homme très respecté au village, est descendu à Tizi pour récupérer, la mort dans l'âme, la dépouille de son regretté fils Idir. Au centre du village, le drame est commenté, disséqué ici et là, par de petits groupes de villageois visiblement indignés par la lâcheté des terroristes, mais aussi scandalisés par le manque de sécurité constaté au niveau de leur poste communale. “C'était prévisible ! Aucune mesure de sécurité n'a été prise durant toutes ces dernières années. C'était une poste livrée à elle-même. Le transfert d'argent se faisait presque à découvert, dans des véhicules banalisés. Les agents de la poste n'étaient guère sécurisés”, nous diront de nombreux citoyens visiblement atterrés par cet événement tragique qui a secoué le village. “On les a habitués à payer, les pensions de moudjahidine le 15 de chaque mois et en espèces, s'il vous plaît. C'est une invitation au hold-up !” nous lancera un vieillard hors de lui. M. HOCINE