Abdelaziz Bouteflika-Nicolas Sarkozy. Loin d'être un binôme, pas assez pour être un duo, trop distant pour être un couple politique, c'est plutôt un tandem qui, chacun de son côté, a sa propre vision des relations algéro-françaises. Depuis l'arrivée de Sarkozy à l'Elysée, ce sont les premières retrouvailles officielles à l'occasion de la visite d'état du président français en Algérie. À Paris comme à Alger, les milieux politiques et les salons bruissent de rumeurs, lancent les hypothèses les plus contradictoires et échafaudent des scénarios sur leur prochaine rencontre. Sera-t-elle explosive, amicale, polie, symbiotique, protocolairement correcte, tendue ou ratée ? Il faut dire que les deux présidents, chacun à sa façon, sont des personnages qui ne laissent pas indifférents. Des “bêtes” politiques qui ont phagocyté leurs fonctions. Des funambules qui l'ont prouvé lors de la polémique fugace sur l'antisémitisme. On leur prête des ego démesurés, du volume de ces chefs d'Etat qui s'obstinent à vouloir marquer l'histoire, leurs alliés et leurs ennemis qui ne manquent pas. Se ressemblent-ils réellement, ont-ils des affinités, convergent-ils sur les dossiers brûlants ? Ces stakhanovistes de la politique présentent des profils différents, et leur entente conditionnera, au moins pour 4 ans, la future relation algéro-française. Les origines Que ce soit Bouteflika ou Sarkozy, les deux hommes sont devenus présidents avec un handicap de taille. Leurs origines sont comme un fardeau lourd à porter et ils ont mis longtemps à s'affranchir de ces étiquettes. Bouteflika, natif d'Oujda, a souffert de ces allusions perfides qui font de “Abdelkader El Mali” (le Malien), un président né du mauvais côté de la frontière. Certains opposants politiques en ont fait leur principal atout pour l'abattre, lui, “le Marocain”, le représentant permanent du fameux “clan d'Oujda”. Une manière de discréditer sa représentativité nationale et de l'excentrer du champ politique sous le prisme de l'argument régionaliste. Nicolas Sarkozy a également eu son lot de phrases assassines et d'allusions tenaces à ses origines magyares. Un passé familial de juif hongrois qui devait lui barrer la route de l'Elysée et qui lui a valu la diatribe du ministre des Moujahidine sur son accession au pouvoir grâce au “lobby juif”. Les deux hommes ont su transcender ce “handicap” pour s'affirmer comme des rassembleurs. Ironique tournure de l'histoire personnelle. Leur situation familiale Bouteflika, comme Sarkozy, est de la race des hommes d'Etat qui ne fendent pas l'armure face à l'adversité. Les deux présidents ont en commun un attachement sincère et loyal à leur famille. Question de confiance dans un monde politique où c'est la dernière chose à investir. Si Bouteflika s'entoure de ses frères, notamment son conseiller, Saïd, et son médecin personnel, Mustapha, Sarkozy, qui a trois frères, préfère mettre en avant son fils Pierre, qui est de tous les déplacements. Les deux hommes ont aussi en commun une reconnaissance à leur mère, qui dans l'ombre, veillent à leur destin présidentiel. Andrée Sarkozy, la mère Sarko appelée affectueusement “Dadou”, qui vient de l'accompagner en Chine, ou “El Hadja” pour Bouteflika, personnage qui intrigue le Tout-Alger des mégères, par ce qu'on leur prête, l'une et l'autre, d'influence auprès de leurs fils-présidents. Il en est de même pour leur vie privée. Si les supputations sur le mariage du président Bouteflika recouvrent une énigme bien gardée, alimentant des ragots sournois, faute de presse people, la vie privée de Sarkozy a été étalée à la Une de cette même presse après son divorce avec Cécilia. L'un et l'autre délivrent un message qu'ils existent politiquement sans une femme derrière eux, preuve d'une culture méditerranéenne bien ancrée dans le cœur de ces deux personnages, derniers représentants d'un machisme qui fait d'eux des séducteurs auprès du lectorat féminin. Lobbies et partis L'un a été un homme d'appareils. L'autre l'est devenu. Les deux ont rompu avec leur parti originel pour les besoins du rassemblement. Même si Bouteflika est président d'honneur du FLN, il a connu le poids des structures pachydermiques d'un parti omnipotent auquel il n'a jamais souscrit, même du temps de Boumediene. Ce qui lui vaudra sa mise à l'écart en 1979. Trop distant de l'appareil. Pour Sarkozy, nourri au biberon du Gaullisme, il a fait toutes ses classes du RPR à l'UMP, en faisant le chemin de croix de l'élu. Pour conquérir l'Elysée, Sarkozy a dû s'employer à mettre au pas l'UMP. Pour faire un second mandat, le président Bouteflika a eu besoin d'un FLN matrice stable. Plus que des hommes d'appareils, ils utilisent les partis pour accomplir un destin personnel. Les deux présidents ont en commun d'avoir, pour Bouteflika, toujours été assez froid à l'idée de créer un parti présidentiel, et pour Sarkozy, de s'ouvrir à la gauche, au grand désespoir de ses partisans. Ces deux hommes veulent gouverner au-dessus des appareils tout en ne se coupant pas brutalement des “pipes” qui font la pérennité des réseaux politiques. Traversée du désert 20 ans pour Bouteflika. 4 pour Sarkozy. Ce qu'a duré leur traversée du désert ; cette mise à l'écart du monde politique durant laquelle il n'était pas bon de prononcer leur nom. Pour le président Bouteflika, qui devait revenir en 1994, soit après 15 ans d'un exil forcé, la période lui a permis de se reconstruire et de mûrir son retour qui fut fracassant en 1999. la même année, ce fut le come-back de Sarkozy, même après un échec cuisant aux élections européennes, après avoir payé à la “Chiraquie”, durant 4 ans, sa volte-face en soutenant Edouard Balladur en 1995. Les deux hommes convergent dans leur connaissance de la notion de la trahison en politique, de la lâcheté de ce milieu et des hommes qui le composent. Ils ont eu à mesurer le degré de fiabilité du personnel politique et ont entamé, dès leur prise de pouvoir, une longue reconstruction des canaux qui font de la tâche présidentielle un métier vraiment à part. Leur rapport à l'opposition Sur ce registre, les deux hommes font dans le rassemblement et l'ouverture. Si Bouteflika a réussi à drainer l'alliance FLN-RND-MSP derrière son programme, anesthésier les opposants en leur subtilisant leur discours et neutraliser l'aile radicale du FIS, Sarkozy a fait mieux en atomisant la gauche avec sa politique d'ouverture. Les deux hommes partagent la conviction qu'on ne peut gouverner sans rassembler, quitte à déplaire aux alliés et rendre méfiants les adversaires. La “réconciliation nationale” à l'algérienne et l'“ouverture politique” à la française émanant, toutes les deux, d'un subtil dosage pour régner et une nécessité d'élargir sa base. Les élections présidentielles, que ce soit à Paris ou à Alger, se gagnent à ce prix. Diplomatie Ce ne serait pas faire injure à Sarkozy que de dire qu'il y a en la matière “un maître” et “un élève”. Bouteflika est un crocodile de la diplomatie. Il a connu Castro, De Gaulle, V. G. E., Nixon, Mao ou Arafat à l'époque où Sarkozy était dans les jeunesses gaullistes. Son expérience est inestimable, surtout que l'Algérie ne peut se targuer d'avoir le même poids que la France. À l'opposé, Sarkozy fait l'apprentissage des relations internationales avec souvent des grincements de dents (alliance avec Bush, rupture avec l'Iran, immobilisme au Liban, tension avec l'Allemagne, etc.), alors que Bouteflika a sorti l'Algérie du néant diplomatique en la repositionnant aussi bien en Afrique qu'en Méditerranée. D'ailleurs, à en croire Yasmina Reza, qui a rapporté les conseils de Bouteflika à Sarkozy, le président français, boulimique en géopolitique, a beaucoup discuté avec le président algérien. Inversement au poids des deux pays, Bouteflika a de la marge dans le domaine. Mémoires et amitiés Sur ce sujet, les deux hommes divergent sur le fond mais se retrouvent sur la forme. Bouteflika, comme Sarkozy,, a des lobbys à contenter. Si le président algérien ne lâche pas sur la question de la repentance, surveillée de près par la “famille révolutionnaire” dont il est l'un des fils légitimes, ayant des propos très durs sur la France coloniale, ses fours et ses enfumades, il n'en est pas moins souple dans son approche de la question de la mémoire. Quitte à désavouer, sans le verbaliser, Chérif Abbès dont les propos contre Sarkozy sont le socle de la revendication de la famille révolutionnaire. Sarkozy a également gagné l'élection, “à droite toute” en rassurant les lobbys d'anciens combattants, les harkis, les lepénistes et les milieux de la “France-Algérie” qui refusent l'idée de la repentance et du pardon. Sur ce dossier sensible des deux rives, il ne faut pas s'attendre à des miracles. Bouteflika ne sera pas l'homme qui trahira l'héritage des martyrs comme Sarkozy ne sera pas celui qui tournera le dos au lobby des pieds-noirs et des juifs d'Algérie. Le statu quo sera néanmoins “dynamique” puisque les gestes de bonne volonté vont se multiplier sans que cela bouleverse des positions figées dans le temps. Ni l'activisme de Sarkozy ni l'élasticité de Bouteflika n'y pourront rien, comme le prouvent les forces d'inertie des deux côtés. On ne règne pas sans l'Histoire. Si l'on y ajoute le fait que Sarkozy a marqué les esprits, péjorativement, avec le discours de Dakar, aux forts relents néocolonialistes, qu'il n'a pas que des amis dans les rangs des anciens de l'ALN et que ses positions sur le Sahara occidental ont fini par lui aliéner les décideurs algériens, l'image de Sarko n'est pas des plus reluisantes. Quant aux amitiés, malgré le passé commun des deux pays, il est assez cocasse de noter que ni Bouteflika ni Sarkozy, n'ont des amis répertoriés comme tels dans les deux pays. Certes, Bouteflika discute le bout de gras de temps à autre avec Jean Daniel ou Elkabbach, apprécie Chevènement et voyait Chouraqui, mais du côté de Sarkozy, on ne lui connaît pas d'amis algériens. Est-ce la faiblesse de ses réseaux en Algérie ? Economie et contrats Même s'ils sont adeptes du libéralisme, Bouteflika est marqué par une fibre sociale plus profonde que son homologue français. Les privatisations en Algérie tâtonnent alors que Sarkozy démantèle à tour de bras en France. Les deux hommes ne convergent pas quant aux échanges commerciaux. Bouteflika est l'homme qui a fait perdre de nombreux marchés aux entreprises françaises en Algérie en cassant le huis clos économique au profit des Chinois, des Indiens, des Américains et des autres Etats européens. Paris, malgré sa position privilégiée, est loin d'injecter le même montant d'IDE en Algérie qu'au Maroc. Si Sarkozy a arraché 3 milliards d'euros à Rabat et 20 à Pékin, il risque de faire chou blanc en Algérie qui, mis à part le marché de Total à Skikda (3 milliards d'euros), n'a pas de gros contrats à offrir aux Français, sauf dans le cas hautement improbable de centrales nucléaires d'Areva ou de contrats d'armements réellement hypothétiques. Sur ce point, l'énergie est le seul point qui peut rapprocher ces visions divergentes, même si on annonce une enveloppe de 5 milliards d'euros. Il faut dire, que sur ce plan, le rapport de force s'est inversé au profit des Algériens qui, avec leur manne financière, ont élargi leur marge de manœuvre vis-à-vis de Paris. Santé Entre un président sujet aux pires spéculations sur son état de santé et un autre qui aspire à courir le marathon de New York, y a pas photo. Et pourtant, l'un et l'autre savent que la longévité n'est pas que physique quand on accède aux hautes fonctions. On peut laisser sa peau dans les chausse-trappes et les crises endémiques. Paris, depuis l'épisode du Val-de-Grâce, franchement inamical dans les fuites orchestrées sur le traitement du président algérien, semble, sous l'impulsion du pragmatisme sarkozyste, avoir arrêté momentanément de “préparer l'avenir”. Le récent feu vert médical à Bouteflika a-t-il dissuadé les plus récalcitrants des dirigeants français de tenter le diable ? Ce fut déjà la cause d'une brouille en 2003, quand Paris sortit, maladroitement, le tapis rouge à un outsider, Ali Benflis, en “enterrant” trop vite le président algérien. Et maintenant ? Bouteflika et Sarkozy portent les clés de la future relation algéro-française. Au diapason de leur puissance politique, admirateurs de la présidence impériale, ils doivent, et sauront probablement, mettre de côté la subjectivité du pouvoir pour mener les deux nations vers d'autres horizons, d'autres amitiés. Ils se connaissent assez pour ne pas glisser dans une forme de “confrontation” stérile. Mais le voudront-ils ? Là est la question principale. Mounir B.