Six gamins, frères, sœurs, cousins, cousines se jettent un à un dans l'eau pour se sauver l'un l'autre, parce qu'une première, Atika, avait glissé dans l'étang. Cinq gamins sont traitreseument engloutis par l'eau. Ils étaient là pour laver, dans un bassin creusé par des bergers, des sacs à semoule. C'est à ce genre de tâches que les enfants de ces villages du tiers-pays, comme le douar de Hetatcha, s'occupent le vendredi quand ils n'ont pas école. Dans l'Algérie moderne, celle qui connaît la piscine de Bordj El-Kiffan, le cirque El Florileggio, le fast-food Quick et Nintendo, les gens ont dû se demander à quoi cela sert-il de laver des sacs de semoule. Ils ne savent pas, ou ne savent plus, que des paysans vivent encore en emblavant d'étroites parcelles et qu'ils passent l'année à moudre leur récolte de céréales pour nourrir leur famille, parfois encore avec d'archaïques meules de pierres. Ils relavent et recousent jusqu'à l'usure les mêmes sacs de jute pour y mettre, moisson après moisson, le blé et l'orge et les mêmes sacs de toile pour y mettre la farine et la semoule. C'est le lot de l'enfance des pauvres que de participer au glanage des moyens de subsistance de la famille. Il n'est donc pas question d'accabler des parents endeuillés, mais on n'est plus à l'âge de l'exploitation abusive des enfants. Quand l'innocence des gosses rencontre la bêtise des parents, elle peut les conduire à l'imprévu. Visiblement à l'omission officielle de l'enfance rurale, s'ajoute l'insouciance, nationale, des parents qui, atteints de la culture de l'avidité, lâchent volontiers leurs enfants vers les tâches qui les exposent au danger. De nuit, sur le pont qui enjambe l'autoroute qui mène au Club-des-Pins, des chérubins vendent des roses en plastique à des fêtards, exposés à l'imprudence des chauffards, à la déraison des noceurs de retour, ou simplement aux risques d'agression des fous. En ces temps où, sous certains cieux, la disparition ou la mort d'un enfant est près de susciter l'insurrection, le décès même collectif de nos gosses ne semble point ébranler une nation, désormais habituée à vite “passer à l'essentiel”. Et l'essentiel est fait de juteuses combines électorales. Que cinq adolescents soient égorgés, en bas de Djenane El-Mithaq, n'a pas fait hésiter les promoteurs de la réconciliation nationale, que des centaines de jeunes se noient en Méditerranée n'a pas révolutionné la politique de la jeunesse, et que des gamins coulent en brochette ne va pas obliger à inventer une vraie politique de protection de l'enfance. Y compris contre les commerçants qui les emploient et contre les parents qui leur montent “une table de cigarettes”, qui les envoient sur les routes avec des couffins de galettes, et surtout ceux qui ferment les yeux sur leurs petits trafics et même parfois sur leur prostitution. Déjà qu'ils sont nourris avec difficulté, qu'ils sont soignés avec désinvolture, fanatisés au lieu d'être éduqués… Trop d'enfants meurent de trop de raisons… Ni la misère qui éprouve les adultes, ni l'âpreté qui les pourrit ne doivent pouvoir menacer la vie des enfants dans un pays où la rente permet aux dirigeants de s'en mettre plein les poches. M. H. [email protected]