La Traversée, roman paru en 1982, traite des lendemains qui déchantent après la Révolution. En effet, une fois l'euphorie de la libération passée, notre pays sombre peu à peu dans un chaos idéologique appesanti encore plus par un vide culturel et une école à contre-courant du progrès. Mourad (personnage principal du roman) est journaliste contestataire dans un quotidien étatique. Se voyant frappé par la censure, il avait le choix entre “le refus intégral et la capitulation sans condition”. Il décide de quitter le journal et refuse ainsi de cautionner l'acte infamant. L'attitude de Mourad est significative de la résistance, même occulte et isolée, qui animait tant de cadres algériens travaillant à l'intérieur même des structures de l'Etat dans ces folles années où le pouvoir exerçait une terrible pression sur la société. Il pense qu'à partir de la censure instituée comme mode de gestion, tous les dépassements et les détournements inimaginables allaient commencer par là. Il sait que sa responsabilité est d'être au centre des luttes et des débats. Dans cette jungle d'autoritarisme qui fera de l'Algérie un désert de l'intelligence, Mammeri refuse de fabriquer un héros positif. Il lui substitue un intellectuel engagé dont la mission est d'éveiller, de guider le peuple jusque-là “gardé que pour les grandes occasions : la caisse de solidarité, les défilés...”, et de lui faire traverser ce désolant désert. La Révolution étant confisquée, on s'attelle alors au démantèlement et à la destruction de la personnalité et de la culture populaires auxquelles les pouvoirs successifs voulaient substituer des modèles artificiels importés d'Orient, sans prise ni ancrage dans l'âme du peuple. Pour Mammeri, le guerrier, d'hier, qui a tenu pendant sept années le maquis, avait des qualités faites spécifiquement pour le maquis (le courage, le mental, la condition physique, etc.) ; Il n'a pas systématiquement le même profil que le dirigeant politique car, disait-il, “pour faire vivre un Etat dans sa routine quotidienne, pour résoudre les petits problèmes, vous n'avez pas besoin de ces mêmes qualités”. C'est toute la lancinante problématique de la primauté du politique sur le militaire, qui a tant miné le destin du pays, qui est ainsi posée. La gestion du pays est alors happée par l'ignorance. Il fallait bien que quelqu'un dénonce la situation. Pour cela et dans The Middle East Magazine de février 1984, Mammeri déclare que “les gens, qui ont fait cette Révolution, qui y ont participé, avaient naturellement des images belles du futur, que les évènements réels, que la réalité ne peuvent pas confirmer. C'était presque couru d'avance… Mais encore fallait-il que quelqu'un le dise… Eh mon Dieu… Comme j'avais un certain âge, il a fallu que ce soit moi que je le dise…” Mammeri se déclare comme n'étant pas un homme politique mais plutôt un romancier. Et en tant que romancier, disait-il, “ce qui m'intéresse surtout, c'est le destin de l'Homme, sa liberté, sa pleine expansion et dès que cette liberté n'est pas acquise, dès que cette plénitude n'est pas acquise, j'ai la conviction qu'il manque quelque chose, et que mon rôle c'est justement de crier que quelque chose manque à cette plénitude”. Et la Traversée fut l'amertume et la désillusion de Mourad, ce désappointement généralisé annoncé et dénoncé à temps par Mammeri, se vérifient malheureusement par le désespoir actuel de notre jeunesse qui est sourde, et à juste titre, aux notions confuses et creuses de souveraineté nationale et patati et patata. Hélas ! Abdennour Abdesselam