Dans l'immédiat, il est attendu que le discours franchement libéral et la législation largement incitative attirent les investissements privés et extérieurs dans les hydrocarbures et, par voie de conséquence, libèrent les contraintes de financements propres à développer les secteurs d'Etat et sociaux : emploi, éducation, santé, culture, collectivités locales, etc.Paradoxalement, force est de constater aujourd'hui que l'Etat reste le principal investisseur : dans son bilan 2006, Sonatrach affiche des investissements de 4,7 milliards de dollars et seulement 1,5 milliard de dollars pour les compagnies internationales privées. En outre, elle annonce 33 milliards de dollars d'investissements dans les 5 ans à venir (dont 26% seulement pour les partenaires étrangers). L'allocation des ressources de l'Etat ne va-t-elle pas se faire aux dépens des autres secteurs et notamment sociaux ? L'accroissement de la production au prix d'investissements considérables n'a pas porté ses fruits sur la croissance et le développement. Etait-il judicieux d'augmenter la production au risque d'épuiser les ressources et de compromettre l'avenir des générations futures ? Depuis la fin de la décennie 1990, il y a une accélération intense du rythme de production sans reconstitution des réserves à un niveau équivalent. Le rapport R/P, qui donne une indication sur la durée prévue pour l'épuisement des réserves, est passé de 33,2 ans en 1996 à 16,8 ans en 2006, soit moins de 17 ans. Ainsi, on observe que si l'idéologie libérale dominante aujourd'hui est différente, pour ne pas dire opposée à celle des années 1970 qui était franchement socialiste, la logique adoptée de valorisation maximale des hydrocarbures, d'accroissement des exportations et d'utilisation des ressources accumulées pour le développement ne semble pas avoir évolué pour l'instant. N'est-il pas opportun d'envisager des politiques économiques et sociales plus judicieuses ? À commencer par un rythme de production adapté réellement aux réserves prouvées et tenant compte des besoins des générations futures. Pourtant, la politique fondée sur l'exportation des hydrocarbures n'a pas produit les effets escomptés et il faut reconnaître, en fin de compte, que les progrès accomplis demeurent modestes par rapport aux aspirations populaires, aux espoirs suscités et aux potentialités offertes par les richesses pétrolières et les remarquables ressources humaines de l'Algérie. Ils n'ont pas permis de faire du pétrole un moyen et un atout majeur pour diversifier l'économie, promouvoir les PME, développer l'agriculture, l'industrie, les services, les potentialités touristiques, par exemple, à l'instar des pays voisins. Aujourd'hui encore, les hydrocarbures procurent à l'Algérie plus de 96% de ses recettes d'exportation, 60% de son budget et 40% du PIB. Il est vrai que, tirant les leçons de l'expérience, un Fonds de régulation a été créé pour se prémunir d'une situation analogue à celle qu'a connue le pays en 1986 dans lequel sont versés les excédents pétroliers. Ce fonds a notamment permis le remboursement anticipé de la dette, écartant pour l'avenir le spectre de l'endettement qui a dramatiquement fragilisé le pays entre 1986 et 1994. Néanmoins, la gestion de ce fonds n'est pas affichée, ne fait pas l'objet d'un débat au Parlement et suscite des interrogations au niveau des experts, comme à l'échelle des dirigeants politiques. D'autant plus qu'avec l'augmentation du prix du pétrole qui s'est accentué depuis 2004, le pays engrange des profits substantiels : la Sonatrach et le ministère de l'Energie diffusent périodiquement le montant des recettes pétrolières et gazières (59 milliards de dollars en 2007) et la Banque d'Algérie communique tout aussi régulièrement le montant des réserves de changes du pays, lesquels dépassent largement le montant total de la PIB (110 milliards de dollars à fin 2007). Cependant, l'utilisation détaillée de ces importantes ressources ne fait pas l'objet de la même diffusion complète et transparente et il n'y a aucune disposition institutionnelle qui prévoit un tel mécanisme. Ainsi, l'Algérie a réalisé 53,6 milliards de dollars de recettes d'hydrocarbures en 2006, en hausse de 17% par rapport à 2005 et de 71% par rapport à l'année 2004, en raison de l'augmentation des prix. Il faut noter comme conséquence logique de la politique d'ouverture qu'une part de plus en plus importante de la production revient aux compagnies étrangères (6,3 milliards de dollars en 2006, en hausse de 21% par rapport à 2005). Cette manne consécutive à l'augmentation brutale du prix du pétrole depuis 2004 et la forte sollicitation des citoyens, qui s'interrogent, à juste raison, sur l'utilisation des ressources consécutivement à ces annonces, a conduit le gouvernement à décider d'un programme important de relance économique estimé à 50 milliards de dollars comportant différentes réalisations d'infrastructures : autoroutes, barrages, lignes ferroviaires, logements, etc. qui font courir les firmes étrangères vers une destination jugée dangereuse et peu fiable il y a peu de temps. Reste à savoir si ce programme aura des effets structurels durables qui se prolongeront au-delà de la seule période de sa réalisation. Tout dépendra du mode de gestion de cet ambitieux programme, des méthodes de réalisation et, en particulier, de la nature de l'appel à l'assistance technique pour exécuter les projets. Le niveau de développement d'un pays ne saurait se mesurer par le nombre de contrats “clés en mains” passés avec les sociétés étrangères, ni leur montant. La passation de contrats “clés en mains” avec de grandes sociétés internationales, aux références avérées sans aucun doute, pour les études, la réalisation, voire même l'exploitation et la maintenance des installations, mais sans mettre l'accent sur l'utilisation des compétences et ressources locales, sur les retombées industrielles, technologiques et scientifiques, ne favorise pas la mise en place de conditions assurant un développement durable. Au contraire, les ressources des hydrocarbures doivent être utilisées pour asseoir son développement propre, grâce à la mise sur pied d'équipes d'ingénierie, avec une participation active des ressources locales techniques et humaines, accumulant les connaissances, le savoir-faire et l'expertise et créant de la valeur ajoutée de manière durable. Ce sont là les conditions d'un transfert de technologie véritable, d'une politique audacieuse de partenariat industriel, d'une coopération qui met en réseau l'université, les centres de recherche, les grandes entreprises et les PME, avec des programmes de recherche-développement communs en collaboration avec les partenaires des pays industrialisés. La prise de consciente récente de cette lacune – mieux vaut tard que jamais ! – a conduit le ministère de l'Energie à envisager d'inclure des clauses de cette nature (transfert de technologie, partenariat industriel en Algérie et à l'étranger) dans les futurs appels d'offres pour l'attribution de permis d'exploration. La mondialisation et/ou la libéralisation du secteur de l'énergie ne doivent pas constituer des prétextes et/ou des obstacles à une telle démarche adoptée par les pays développés, lesquels utilisent, à fond et en priorité, leurs compétences et capacités locales et protègent, en cas de besoin, leur industrie nationale. Des exemples de “patriotisme économique” sont donnés quotidiennement par les grands tenants du libéralisme mondial. La gestion des ressources Sur un plan plus général, la question de la gestion des ressources provenant de l'exportation des hydrocarbures ne peut être traitée comme une question technique isolée, réservée aux experts et spécialistes ou par une seule réforme sectorielle. Pourquoi les hydrocarbures constituent-ils une source de prospérité pour les USA, les pays européens et ne le sont pas pour les peuples arabes, africains et d'Amérique latine ? La différence est dans le niveau de développement institutionnel des uns et des autres, caractérisé par le degré de progression de l'Etat de droit et de la démocratie, le respect des libertés, des droits de l'homme et du citoyen, l'indépendance de la justice, l'indice du niveau de la corruption, autant de conditions préalables à une bonne gouvernance, c'est-à-dire l'aptitude à un développement durable, à une valorisation maximale des atouts potentiels qu'offrent les richesses naturelles, valorisation qui profite aux citoyens et à la société tout entière, dans le présent et pour le futur. À l'occasion d'un débat qu'il a organisé à Alger le 7 février dernier, le quotidien local indépendant El Watan a fait état d'une étude exhaustive conduite par les chercheurs de l'université de Harvard sur un échantillon de 97 pays en développement – dont les résultats ont été confirmés par les économistes de la Banque mondiale et du FMI — qui a montré que “les pays dont le produit national brut dépend pour une large part des revenus d'exportation des ressources naturelles ont eu une croissance économique anormalement faible entre 1971 et 1989 par comparaison avec les pays en développement démunis en ressources naturelles”. Et l'éditorialiste conclut en ces termes : “Le verdict, fondé sur des études incontestables, est sans appel : les Etats qui dépendent financièrement des exportations des hydrocarbures (et autres ressources minières) comptent parmi les pays les plus fragiles économiquement, les plus autoritaires, les plus corrompus et, last but not least, les plus exposés à la violence politique ! La corrélation entre richesses en ressources pétrolières et le développement est négative : plus grande est la dépendance pétrolière, plus important est le mal-développement !” Aussi, la gestion des ressources procurées par les hydrocarbures s'inscrit dans une démarche d'ensemble qui devrait conduire les pays producteurs en développement, à travers des réformes globales politiques, économiques et sociales, à renforcer progressivement la bonne gouvernance, une véritable démocratie et l'Etat de droit pour prétendre passer au statut de puissance émergente. Des pays hier en développement, comme le Brésil, la Corée ou l'Inde ont montré que cela était possible, même sans la manne pétrolière. Dans le cadre d'une telle démarche globale, il est nécessaire d'organiser des débats démocratiques, ouverts au monde politique et à la société civile, largement médiatisés sur les questions fondamentales que se posent les citoyens : sur le niveau des réserves en hydrocarbures, la cadence et la durée prévisionnelle de leur exploitation ; sur les priorités dans l'affectation des ressources entre les besoins domestiques et les exportations ; sur leur rôle comme élément moteur du développement économique et social ; sur le niveau des revenus procurés et leur répartition en toute transparence. Pour ce qui concerne l'Algérie en particulier, de tels débats pourraient permettre d'apporter des réponses pertinentes aux grandes questions qui restent posées : - comment transformer le pays pour le rendre moins dépendant par rapport au pétrole et promouvoir une politique véritable de développement durable ? - Quelles politiques des réserves et quel rythme d'exploitation pour préserver le développement des générations futures et promouvoir les énergies renouvelables ? - Comment introduire plus de transparence dans la gestion et plus d'équité dans la distribution des ressources procurées par les hydrocarbures ? - Comment faire de l'énergie un levier pour un développement du Maghreb harmonieux et une coopération euro-maghrébine plus équilibrée ? - Comment négocier l'exportation de l'énergie et la sécurité des approvisionnements du monde industrialisé, de l'Europe en particulier, en contrepartie d'un véritable partenariat industriel, d'un transfert réel d'expertise, de savoir et de technologie, en s'appuyant pleinement sur les ressources intellectuelles, scientifiques et technologiques nationales, y compris de la diaspora ? Dans l'attente de suivre ou, mieux encore, de participer à de tels débats et faute de réponses convaincantes, le citoyen moyen, qui se débat dans les problèmes de la vie quotidienne malgré l'augmentation régulière des prix du pétrole et du gaz, ne manquera pas de soulever de manière périodique et à juste raison cette amère interrogation : le pétrole est-il une chance ou une malédiction pour le pays ? Par : Abdenour KERAMANE Notes (6) Inclut le pétrole brut et les condensats Source : BP Statistical Review of World Energy, juin 2007.