Ali Dilem a été condamné à six mois de prison avec sursis et la direction du journal à des amendes. Ahmed Ouyahia ne fait jamais dans la demi-mesure. Ministre de la Justice en 2001, il était le concepteur du code pénal bis, dont de nombreuses dispositions constituent une véritable menace à l'exercice libre de la profession de journaliste. Renouant avec son poste de Chef de gouvernement, l'ex-garde des Sceaux passe à l'action et met en application ce texte controversé. C'est hier que la première sentence puisée de la version revue et corrigée du code pénal est tombée. Le coupable est un dessinateur de presse à qui la nouvelle loi semble tout spécialement s'adresser. Parce qu'il a voué son talent et son trait à la défense du petit peuple face aux puissants, le caricaturiste de Liberté, Ali Dilem, passe à la trappe. Il a été condamné, hier, à six mois de prison avec sursis ainsi qu'à une amende de 20 000 dinars. Le directeur de la publication, M. Abrous Outoudert, est quant à lui redevable d'une amende de 40 000 DA et la SARL Liberté de 300 000 DA. A l'origine de cette condamnation inédite, un dessin de Dilem paru dans l'édition du 15 janvier 2002, intitulé “Un nouveau code pour les imams” (voir caricature). Se considérant diffamé par la teneur de cette caricature, le ministère de la Défense nationale a porté plainte. Grâce aux nouvelles dispositions introduites dans le code pénal, l'institution militaire se trouve ainsi réconfortée et la liberté de la presse bel et bien réduite. Maintenant que les verrous sont bien mis en place, cette marge de manœuvre est appelée à s'amenuiser davantage. Il n'est guère permis donc de se faire des illusions sur l'issue des autres affaires — quatre au total — opposant Dilem au MDN, ni sur celles qui concernent les autres confrères. Les restrictions de la loi sont sans ambiguïté. “Est puni d'un emprisonnement de un à trois ans et d'une amende de 100 000 à 1 000 000 de DA ou de l'une de ces deux peines seulement toute personne qui offense le président de la République par une expression outrageante, injurieuse ou diffamatoire, que ce soit par voie d'écrit, de dessin, de déclaration ou de tout autre support de parole par l'image ou encore par tout autre support électronique, informatique ou informationnel”, stipule l'article 144 bis du code pénal. Dans son article 146, il réserve les mêmes poursuites aux professionnels qui s'attaquent aux autres institutions de l'Etat, tels que l'ANP ou le Parlement. Dans l'article 144 bis 1, il est dûment mentionné, c'est une première, que la condamnation ne concerne pas seulement l'auteur du délit, mais s'applique aussi à la publication. Sur la base du verdict rendu hier, il est clair aujourd'hui que les pouvoirs publics ne reculeront pas dans leurs tentatives de mise à mort de la presse indépendante. Pour Maître Khaled Bourayou, avocat de Liberté, il n'y a aucun doute, cette intention est plus qu'une certitude. Selon lui, il ne faut pas perdre de vue que cette sentence inspirée par les nouvelles dispositions du code pénal intervient dans une conjoncture politique particulière, marquée par des échéances électorales et les premières victimes sont des journalistes. D'après notre interlocuteur, un incident grave, survenu dans la salle d'audience du tribunal de Sidi M'hamed où ce verdict a été rendu, trahit cette volonté de museler la presse et aggrave la volonté de la mettre en œuvre. Se présentant devant le tribunal pour plaider les affaires de ses clients, dont Liberté, Me Bourayou est sommé par le juge de quitter les lieux. En guise de motif à cette expulsion, le magistrat invoque un comportement outrageant de la défense lors d'une précédente audience. Cela s'est passé, il y a une quinzaine de jours. Indigné par le traitement discriminatoire réservé par le juge à deux affaires différentes, Me Bourayou avait fait part au tribunal de sa vive indignation. En effet, alors qu'il avait exigé la présence de la partie civile dans sept affaires consécutives, notamment celle opposant Liberté à l'Université d'Alger, le magistrat avait jugé inutile de convoquer le directeur général de la DGSN, Ali Tounsi, dans le cadre du procès qu'il avait intenté aux quotidiens El Watan et El Khabar. Qualifiant sa montée au créneau d'écart impardonnable, le magistrat avait renvoyé l'affaire au 9 septembre prochain, en attendant que la commission mixte de discipline, dont la saisine relève de la compétence exclusive du ministre de la Justice, ait statué sur le cas disciplinaire de Me Bourayou. Seulement voilà, c'est le juge qui se chargera d'une telle mission en refoulant Me Bourayou comme un malpropre. Aussitôt, les confrères de l'avocat, présents dans la salle d'audience, à leur tête Me Belloula, avocat de la partie civile (MDN), exprimeront leur solidarité à leur confrère en prenant la décision de se retirer. A l'initiative de Me Silini, président du Conseil national de l'ordre des avocats, une réunion en urgence est organisée au siège du bâtonnat. Considérant la décision du juge comme une atteinte grave au droit de la défense, les robes noires décident d'interpeller la chancellerie. “Le magistrat a dans ce cas précis violé l'article 31 du code de procédures pénales qui stipule que seul le ministre de la Justice peut saisir la commission de recours nationale et que celle-ci est seule habilitée à statuer et à prendre des sanctions”, souligne le bâtonnier. Il qualifie l'expulsion de Me Bourayou de “machinerie du ministère public visant à rétrécir davantage les droits de la défense”. Révolté, le concerné parle de précédent grave. “Jamais, dans les annales de la justice, un tel cas de forfaiture ne s'est produit. On m'interdit de plaider et de plaider surtout pour la presse. Cette décision constitue, au-delà de sa gravité, une sanction pour les directeurs de journaux car, en attendant que je sois déféré devant la commission de discipline, tous leurs procès sont reportés”, a-t-il dit, outré. Plus encore, Me Bourayou croit déceler un lien étroit entre la décision d'expulsion qui lui a été infligée et le verdict rendu dans l'affaire Dilem-MDN. Par une telle mesure qui sanctionne et l'avocat et son client, le juge a, selon lui, rendu service à la partie civile qui n'avait pas besoin d'une telle sévérité, puisqu'elle s'était bornée à réclamer le dinar symbolique. S. L.