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Entre incertitudes et espoirs
Publié dans La Nouvelle République le 17 - 10 - 2011

Course poursuite, arrestations musclées, interpellations et des dizaines de manifestants des deux sexes évacués sur les différents établissements de santé parce que gravement incommodés par les gaz lacrymogènes tirés par la police anti-émeutes. Il ne faisait pas bon vivre à Tunis vendredi dernier.
On se serait cru dans une ville algérienne du tout début des années 1990 avec les grandes marches de manifestants appelant à l'établissement de la daoula islamia. Plus de 20 années après l'Algérie, les mêmes «Allah oua kbar, aliha nahia oua aliha namout oua fi sabiliha nou jahed» auxquels les Tunisiens ont ajouté «Nessma sahionya» ont fusé vendredi dernier en Tunisie, le pays voisin. Ces slogans étaient entonnés par des milliers d'hommes et de femmes. Barbus et sans barbe, jeunes et moins jeunes en kamis ou en jean, en niqab, en hidjab ou habillées à l'occidentale, ils répondaient à l'appel des partis islamistes pour la fermeture de Nessma TV, la seule chaîne de télévision privée en Tunisie. Devant les éléments de la police anti-émeutes, les manifestants se succédaient dans une procession impressionnante en direction du siège de cette télévision. Déjà en léthargie avec les différentes perturbations qu'a connues la capitale ces derniers jours (meetings et rassemblements de campagne électorale, manifestations intermittentes de revendications sociales), la ville de Tunis était pratiquement paralysée par les manifestants qui avaient rallié la ville tôt le matin en provenance de différentes localités environnantes. La marche «contre les ennemis de Dieu» a été programmée il y a plusieurs jours. La peur se lisait sur les visages de ceux habitués aux journées tranquilles et à la soumission à tout ce qui se rapporte au pouvoir. Ceux qui vivaient du tourisme et des touristes venus de tous les pays du monde jouir du soleil de Tunisie que leur offraient les multinationales de l'hôtellerie et des voyages organisées s'étaient gardés de sortir. Au moyen d'affiches sorties de nulle part et du bouche-à-oreille, ils étaient informés de la marche de ce vendredi. Chacun appréhendait le contact entre les manifestants et le dispositif renforcé de la police anti-émeutes mis en place. Et pour cause, il s'agissait de la première épreuve de force des lendemains de la révolution du jasmin qui a amené à la fuite du dictateur Benali, de son épouse et de sa famille. La tension était perceptible partout. Les rares touristes et conducteurs de véhicules et taxis algériens avaient pris la route du retour vers le pays. Ceux qui, et ils sont rares, avaient décidé de rester pour s'imprégner de l'ambiance islamiste à la tunisienne avaient pris le soin de garer leur véhicule proche de l'autoroute, le capot pointé sur Béja, sur la frontière algérienne. Approcher le siège de Nessma TV qu'une centaine de barbus avait tenté d'incendier était pratiquement impossible, même pour les journalistes. Le dispositif sécuritaire était pratiquement étanche. Nul ne pouvait le franchir. On nous apprendra toutefois que le PDG de Nessma a été auditionné la veille par un magistrat sur plainte de plusieurs citoyens. On lui reproche d'avoir attenté aux percepts de l'islam à travers la projection, quelques jours auparavant, du film Persepolis. L'ambiance spécifique à une capitale assiégée était déjà perceptible les jours précédents. Jeudi déjà, en fin d'après-midi, Tunis était quadrillée par les forces de l'ordre. La capitale offrait en cette journée automnale de la mi-octobre 2011 l'image d'une ville où règnent l'angoisse et la peur des lendemains incertains. Que ce soit dans les quartiers populaires et résidentiels ou dans les rues et ruelles connues pour être un point de chute des touristes, le désœuvrement est apparent. Il est aggravé par un malvivre qu'exprime le comportement empreint de nervosité des hommes ou le regard teinté d'une fausse sérénité des femmes. Elles sont de plus de plus nombreuses à porter le hidjab. Tunis n'est plus cette ville d'avant janvier 2011. D'avant l'acte désespéré d'immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi dont le nom résonne partout. Il est dans toutes les discussions, dans toutes les permanences de partis politiques ou de siège de candidats indépendants en course pour les élections du 23 octobre prochain. Celui que ses compatriotes qualifient de chahid est aussi présent dans les discours de campagne électorale pour la première assemblée constituante de la Tunisie. «Le plus important est que nous irons tous voter car il s'agira des premières urnes véritablement transparentes. Elles seront loin de toutes les manipulations auxquelles nous avons été habitués depuis l'indépendance», révèle Monji, un jeune animateur du marché parallèle des produits pour femmes installé du côté de la place de la gare de Tunis. Face à lui, les banderoles sont nombreuses sur les façades et les frontons d'immeubles et autres locaux commerciaux. Partisans ou indépendants, les noms des partis politiques et des candidats défilent au gré des listes placardées pratiquement sur tous les murs. Elles foisonnent même collées les unes sur les autres. C'est comme si les chargés de l'affichage avaient un compte à régler avec ceux qui les avaient précédés. A Tunis, l'islamisme semble tenir la tête d'affiche avec des partisans en nombre et disciplinés. Ceux d'Ennahda notamment qui semblent tenir un langage clair et une ligne politique préalablement définie. Monji est fier de nous dire qu'il en fait partie. «Rien à déclarer à la presse étrangère. C'est notre problème et nous ne voulons pas nous extérioriser sur des titres qui auront leur propre compréhension de la situation que vit notre pays depuis le départ du dictateur et de sa famille», ajoutera-t-il à brûle-pourpoint. Il donnait l'impression qu'il regrettait les quelques propos qu'il avait lâchés sur la situation politique, économique et sociale que vit son pays depuis l'avènement de la révolution du jasmin. A Tunis, comme à Hammamet et à Béja, les cafés et autres lieux publics regorgent d'affiches électorales. On y distribue aussi des dépliants portant programme politique des uns et des autres. Pour les Carthaginois, le scepticisme est de mise à la lecture des noms des candidats aux élections. La plupart de ces derniers sont méconnus de la scène politique nationale. Et leur discours ne séduit pas le commun des Tunisiens. Selon les commentaires enregistrés ici et là, le parti que préside El Ghanouchi serait le grand favori. Muselée sous Bourguiba puis Benali, l'élite multiplie les fausses manœuvres. Elle fait le lit de l'extrémisme qui utilise le populisme, son arme préférée pour arriver au pouvoir. Ce populisme a fleuri avec l'ouverture de dossiers sur la corruption du système politique tunisien. Il a prospéré comme jamais sous Benali. Le constat est unanime. Il a été établi par quelques démocrates qui, appréhension de représailles éventuelles aidant, refusent de s'exprimer publiquement. C'est pourquoi, en ce temps d'incertitudes et d'espoir en Tunisie, trouver un interlocuteur officiel relève de mission impossible pour un journaliste étranger. «Ils sont tous pris par la préparation des élections du 23 octobre. Leur agenda est surchargé. Après les élections peut-être, mais il faut prendre rendez-vous plusieurs semaines avant», a répondu Si Lotfi, un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur que nous avons approché sur le perron dudit ministère. Ici, on appréhende sérieusement une victoire des islamistes. Pour notre interlocuteur, elle est synonyme de malheureuse expérience algérienne du FIS avec ce qu'elle pourrait générer de feu et de sang. En ce temps de campagne électorale, Tunis, la capitale hier royaume de Benali, n'est pas celle que connaissent les Algériens avec ses policiers en tenue ou en civil qui, sous Bourguiba comme sous Zine El Abidine, paradaient dans la citadelle de l'angoisse. Ils sont invisibles sur le terrain d'action de prédilection qu'on leur connaissait à Bab Essouika, aux arrêts et terminaux de tramways et bus, dans les quartiers et cités à populations démunies. Ils sont tout aussi invisibles dans la périphérie de Hammamet, El Menzah, El Marsat et ses cabarets, Sidi Boussaïd. «Qu'ils aillent au diable. Ils ont fait beaucoup de mal avec leur abus de pouvoir et d'autorité», lance un chauffeur de taxi à El Marsa. En ce lieu véritablement paradisiaque pour les touristes se succèdent des villas cossues et des maisons de maître dont les murs semblent vouloir cacher la misère des habitants des bidonvilles de la périphérie. Ce sont généralement des travailleurs de la nuit chargés des corvées domestiques. Ils sont venus de la campagne avec pour perspective le chômage. A long terme pour ceux qui fonderont un foyer, la délinquance et la drogue pour leur descendance. A notre arrivée sur cet éden déserté par les touristes pour cause d'insécurité, point de policiers en civil ou gardes-chiourmes qui vous scrutent de la tête aux pieds. El Marsa n'est plus ce qu'elle était avant 2011, c'est-à-dire le fief de l'opulence et de l'exagération. Retour à Bab Essouika où l'on est loin de la période d'inquisition durant laquelle la grande mosquée Ezzitouna de plusieurs siècles d'âge était sous haute surveillance. Les sbires de Benali l'ont quittée. Ils sont allés renforcer la garde des sièges d'institutions républicaines et autres représentations diplomatiques comme celles de France et de Grande-Bretagne. Habituellement envahies par des dizaines de taxis algériens en provenance d'Annaba, Souk-Ahras, El-Tarf, Tébessa, les rues et ruelles du centre-ville de Tunis sont vides. Comme du reste les hôtels qui chôment faute de chauffeurs et de touristes algériens à héberger. Depuis la révolution du jasmin, rares sont nos compatriotes qui se risquent à se rendre en Tunisie. En nombre, les précédentes années, les taxis algériens et les voitures immatriculées dans nos différentes régions ont cédé leur place de stationnement à des groupes de jeunes Tunisiens. Ceux-ci discutent en fantasmant à l'idée d'une démocratie qu'ils s'impatientent de vivre après plusieurs générations de disette. Sur les murs noircis de crasse de celle qui fut Tunis la blanche, les tags et autres graffitis contre le pouvoir, contre Zine El Abidine et sa famille sont toujours lisibles. Ils sont significatifs d'un ras-le-bol contenu des années
durant. Zébrant le macadam de la mythique avenue Habib Bourguiba, devenu le symbole de la révolution de janvier avec le bâtiment du ministère de l'Intérieur, les morsures des chaînes de blindés évoquent les terribles jours vécus par la population carthaginoise avec ses morts et ses blessés. «Ils l'ont cherché, ils l'ont trouvé, eux et leur descendance qui croyaient pouvoir régner éternellement», déclare un des vendeurs ambulants, un compagnon de fortune de Monji, faisant allusion au président déchu et son épouse. Comme Monji, il habite un bidonville de la périphérie du Bardo à forte concentration de population démunie qu'il quitte tôt le matin pour les alentours de la gare de Tunis où il installe son étalage. La présence des forces de l'ordre à proximité ne l'impressionne pas outre mesure. Des quelques centaines de milliers qu'elle comptait sous l'ère bourguibienne, la population de la capitale a largement dépassé les 3 millions. Ce qui a concouru à la création de centres-villes pour riches (Bardo I, II et III), Marsa, Hammamet, Carthage, encerclés par des cités ouvrières. D'où le bourgeonnement ici et là des grands ensembles HLM et cités dortoirs, la grisaille inhumaine du béton badigeonné à la va-vite pour tromper l'œil étranger. On n'est pas encore à la mise en place de moyens de sécurité et de surveillance aux balcons et fenêtres sans barreaux de fer dans les appartements. Mais ça ne saurait tarder avec la multiplication des vols, des cambriolages et des actes de délinquance qui prennent de l'ampleur. «De Bourguiba à Benali, tous les gouvernements successifs ont failli à leur mission. Les investissements publics ont tous été axés sur la recherche du bien-être des riches au détriment des démunis. Bien que rares, les opérations de résorption des taudis, de rénovation et de construction urbaines lancées ont débouché sur une accumulation de familles démunies dans des sites spécifiques», dira El Hbaïeb, un père de famille âgé de 36 ans. C'est pourquoi tous les espoirs sont placés sur une Tunisie véritablement démocratique avec une presse libre. A l'image de Nessma TV qui fait peur. D'où la multitude d'actions de déstabilisation. Ecrite ou audiovisuelle, elle joue le jeu de la démocratie en accordant aux représentants de tous les partis et candidats en lice pour l'élection de l'assemblée constituante le temps d'antenne nécessaire pour faire connaître leur programme. C'est également le cas pour la presse écrite qui accorde une grande partie de ses pages à la campagne électorale. De partisans ou indépendants, les listes de candidats se comptent par centaines. Selon nos confrères de l'agence de presse tunisienne, ils sont un peu plus de 11 000 dont 4 500 femmes à s'être inscrits sur ses listes pour des élections libres et transparentes, prévues pour le 23 octobre 2011. A Bizerte, la ville côtière où résident encore un grand nombre de familles d'origine algérienne, on ne parle que de cet événement national. Des deux sexes, jeunes et moins jeunes, chacun cite des noms de candidats «sérieux et engagés pour un avenir rayonnant de la Tunisie» à proposer pour mettre dans l'urne. Les affiches sont partout et les meetings se succèdent. Ils sont animés par des noms que l'on affirme être connus de la scène politique nationale. A Tunis comme dans le gouvernorat de Bizerte ou celui du Kef, frontalier avec l'Algérie, la campagne électorale bat son plein. Meetings, affichage public et successions de visites et de discours des animateurs de la scène politique y sont un quotidien. Certains partis politiques et surtout ceux islamistes comme Ennahda font salle comble. Manipulation ou vérité, Ennahda bénéficierait de financements occultes qui lui permettent de mieux se distinguer sur le terrain en apportant aide et assistance aux plus démunis. Certains responsables politiques tunisiens impliquent les islamistes du parti algérien dissous dans ces financements. Selon eux, ils permettent à Ennahda d'étoffer son important potentiel de propagande pour sa campagne électorale. Cette version est reprise dans les cafés et autres lieux publics. «Je ne connais aucun des candidats que l'on nous propose. Sincèrement, je ne sais pas pour qui voter et je ne crois pas que je me présenterais devant l'urne le jour du scrutin», avoue à son compagnon de table un des consommateurs sirotant un thé à la menthe dans un café de Bab Essouika. Au marché des antiquités et divers objets d'occasion, on a d'autres soucis que ceux politiques. Parfois de derrière un étalage d'articles de sport, une voix s'élève. Elle cite le nom d'un ou de plusieurs parmi ceux qui ont fait du travail de proximité le moyen de s'attirer le plus grand nombre d'électeurs. C'est notamment le cas pour Abdelfattah Mourou conduisant une liste indépendante d'islamistes modérés, Marzouki du Congrès pour la République ou Hamma Hammami du Poct. Inéluctablement, les discussions reviennent sur Ennahda et les capacités de ses militants à rassembler autour de l'ordre moral. Pour ce parti islamiste, seul Abdelfattah Mourou, qui prône un islamisme genre Hamas Algérie, représente un sérieux concurrent. Ces élections pour l'assemblée constituante sont suivies avec attention par une autre frange de Tunisiens. Il s'agit de la communauté juive. Elle est nombreuse dans différentes grandes villes comme Tunis, Djerba, Bizerte, Sousse, Nabeul. Là, on s'inquiète sérieusement de l'avenir. Pour la majorité des juifs tunisiens, la victoire des islamistes aux élections est pour eux synonyme d'exil quelque part dans un pays du monde où l'on pourrait leur permettre de s'installer. « Allons-nous vivre l'enfer algérien de la décennie noire ?» La question est sur toutes les lèvres. Elle l'est d'autant plus que lors de la manifestation du vendredi, les islamistes ont annoncé la couleur. «Nous ne ferons aucune concession», se plaisent à répéter plusieurs leaders islamistes dans une Tunisie qui avait fait de l'exclusion, de la perte des repères, de la fuite des valeurs, de la croissance des disparités, de la corruption généralisée et du mal-vivre des moyens pour pérenniser le pouvoir de Benali et de sa famille. Il s'en est suivie une profonde mutation de la société tunisienne. Celle que façonnait à sa guise Benali et son épouse n'existe plus. La révolution de janvier y a mis un terme. De la grande ville à la localité la plus enclavée, où qu'il se trouve, le citoyen tunisien réclame une participation à la gestion politique du pays. Les actuels occupants du palais de Carthage passeraient à côté des aspirations du peuple s'ils venaient à rejeter cette aspiration populaire.


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