Dans une société qui a refusé de se laisser entraîner à la médiocrité culturelle, les échanges paroliers restent d'un niveau soutenu. C'est à une véritable compétition que chacun participe dès qu'il est sollicité pour répondre ou écouter. Lorsque toutes les bonnes conditions sont réunies, les sujets de discussion deviennent des indicateurs de niveau de langue et de connaissances. Cela s'est passé de la sorte chez nous, à des périodes déterminées de notre histoire, au cours desquelles chacun apprenait à être éloquent dans son parler local, pour être plus convaincant et donner la meilleure image de soi par son comportement, son argumentation, ses capacités à pouvoir aborder toutes les situations d'échanges langagiers et dans le respect des règles de moralité. Aussi, à son niveau de capacité à répondre à toutes les circonstances, s'ajoutaient les rituels de courtoisie pour entamer ou terminer une intervention, comme : «oui» proverbe d'affirmation, mais dit en milieu traditionnel algérien tel que voulu par les aînés, de manière accentuée pour lui donner un grand poids sémantique, lui ajoutant le sens de respect, de volonté à apporter un plus à une conversation utile. Puis, étant donné qu'il n'est pas convenable de monopoliser la parole, on a coutume de dire : à vous la parole, ou quand on termine, il est d'usage de dire : que Dieu me pardonne si j'ai fauté. A partir de ces exemples donnés, les plus assagis par l'expérience de la vie pourront retrouver tout le chapelet des expressions de politesse en arabe ou en tamazight, employées vis-à-vis de ceux qui écoutent et surtout des aînés qui ont droit au respect même quand on leur parle. Participer à une discussion, ce n'est pas bavarder Bavarder, c'est dire n'importe quoi sur quelque problème de la vie, c'est parler pour ne rien dire dans une voix désagréable. Dans une sourate coranique, il est dit : «la voix la plus désagréable est celle de l'âne». Modère ta voix, ne parle pas avec arrogance». Pourtant, tous les sujets méritent d'être traités avec sérieux et dans le respect des convenances. L'échange langagier doit être fructueux s'il est mené avec un esprit de compétition et la volonté d'apporter un plus de connaissances par la forme et le fond. On apprend à connaître les autres par leur manière de répliquer, leur niveau de langue d'un point de vue sémantique, lexical, syntaxique. On est tout heureux lorsqu'un échange au travail, entre voisins, sur la place publique, un cours s'est bien terminé parce qu'on a été un bon participant par son efficacité à l'écoute, à la conviction. Les anciens, à force de s'entraîner à bien parler, avaient atteint un bon niveau qui leur donnait la possibilité de prendre art à des joutes oratoires. Leurs échanges se faisaient à coup de légendes, de poésies, de langage d'un niveau relevé. Des discours merveilleux ou des témoignages qui développent l'écoute Pour se faire écouter, il faut parler clairement, utilement et dans un langage susceptible de crééer des comportements d'imitation. Cela nous rappelle les griots africains, nos meddahs versificateurs, adulés pour leur capacité à improviser partout et à tout moment. Des hommes et des femmes constituaient des groupes de discussion, dans l'ancien temps, pour débattre, apporter un éclairage à une ou des situations confuses et dommageables à la collectivité. Les anciens s'asseyaient sur les bancs publics ou prenaient place dans les boutiques et ateliers d'artisan. Cela ressemble aux cafés littéraires des temps modernes où on n'abandonne pas facilement un thème s'il n'est pas encore bien cerné. C'est tout le contraire des vieillards d'aujourd'hui qui se mettent à cinq, à dix, quelque- fois à plus pour parler de n'importe quoi, sauter du coq à l'âne à tout moment, sans souci de l'efficacité de l'intervention. On parle aujourd'hui dans un groupe pour dire je suis ou nous sommes là parmi vous et on se livre à des discussions terre à terre. Les grands érudits de chez nous, les meddahs, détenteurs de la sagesse populaire, les poètes de l'oralité, ou les grands-mères à la mémoire prodigieuse, prêtes à transmettre un savoir d'une valeur incommensurable, n'existent plus. En disparaissant au fil des années, ce sont des écoles qui se sont écroulées, et personne ne peut songer à les reconstruire, parce que l'ignorance, la bêtise, l'incapacité à s'exprimer correctement ont pris le dessus. Les rescapés de cette période illustre vous disent que les réunions publiques n'apportaient jadis que ce qui pouvait être utile à la société. On parlait des grands hommes qui ont fait l'histoire ou qui ont été créatifs en littérature populaire, afin qu'ils ne deviennent pas des oubliés à vie. Pour relater un événement déterminant pour l'avenir de la société, on devait être capable de créer un récit, avec un début et une fin, pour rendre évidente la chronologie qui permette aux auditeurs de mieux mémoriser pour devenir à leur tour, et dans un avenir plus ou moins proche, des sages crédibles et des artisans du langage. Ne confondons pas la mémoire en tant que faculté naturelle ne pouvant se développer qu'en milieu favorable et la mémoire en tant qu'ensemble de références en histoire, héritage collectif que chacun se doit de sauvegarder au risque de voir se perdre l'identité et les idéaux nationaux qui appellent sans cesse à un ressourcement. Que de connaissances en littérature, histoire, arts, botanique pour ne pas dire agriculture, phytothérapie, météorologie transmis de bouche à oreille depuis des siècles, se sont perdus par manque de transmission et de relève. Quel dommage !