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Une polyphonie ? la hauteur des th?mes
Floril?ge de la po?sie tunisienne contemporaine
Publié dans La Nouvelle République le 08 - 01 - 2009

C'est un travail colossal qu'ont réalisé Othman Ben Taleb et Mohamed El Kadh, linguistes de haut niveau, en réussissant à surmonter les nombreuses difficultés syntaxiques et lexicales propres à la poésie. Il s'agit de transgressions par rapport aux normes. Traduire c'est trahir, a-t-on coutume de dire lorsqu'on essaie de rendre aussi fidèlement que possible un texte poétique écrit en arabe dans une autre langue, le français aussi difficile.
En effet, le travail est d'autant plus difficile qu'il s'agit de poésie et de deux langues qui n'ont rien de commun sur le plan de la syntaxe et de la sémantique lexicale. Il a fallu deux tomes pour réunir une sélection de poèmes de plus de cent cinquante versificateurs talentueux originaires de toutes les régions et villes tunisiennes. Jamais on n'aurait imaginé un aussi grand nombre de poètes d'âge et de milieu différents, sans Abou El Qacem Echabi. Ils ont la passion mais pas les mêmes performances ni prédispositions pour le langage esthétique. Comme la peinture, la musique, la pédagogie, la poésie est un art qui n'est pas donné à tout le monde. Pour devenir poète, on doit être sensible à la vie de tous les êtres humains, animaux et végétaux, avoir la maîtrise de la langue et le sens de la trangression, savoir observer et rendre ses pensées par des mots biens choisis, donne envie de lire par une mise en forme susceptible de charmer.
De tout temps, la Tunisie a eu ses hommes de lettres de grand talent, un djamaâ Zitouna qui a toujours été une pépinière d'hommes de plume, une culture méditerranéenne ouverte sur le monde, une originalité dans tous les domaines du savoir. Toute cette poésie réunie en deux tomes et d'expression arabe représente tout l'imaginaire de l'intelligentsia du pays, son histoire , sa culture. C'est la pensée tunisienne dans toute sa diversité qui nous est rendue ici et qui nous invite à un décryptage rigoureux pour découvrir le génie de la langue et des poètes.
Nous avons beaucoup d'admiration pour Othman Ben Taleb et son collègue qui ont su traduire chaque texte sans porter atteinte à son esthétique originelle faite d'images, de sonorités de rimes. On a l'impression de lire dans la version originale tant le traducteur a été fidèle au contenu et au contenant.
Une polyphonie à l'image de la grande diversité culturelle
La traduction s'est faite en prévision de la mondialisation et de l'ouverture des frontières. Les écrivains travaillant sous l'égide d'une Union nationale des écrivains tunisiens qui a pour souci majeur d'apporter un plus à la diversité culturelle dans la perspective du rapprochement des nations via l'Internet et l'élimination des barrières linguistiques.
Les poèmes recueillis donnent à remarquer une différence frappante dans la forme et la thématique même si toutes les productions s'inspirent des mêmes réalités tunisiennes. On y lit l'actualité, le passé et les rêves d'avenir de chacun. A la manière du chanteur qui compose pour tout le monde, avec l'espoir d'avoir quelque audience, le poète écrit sur la vie sentimentale, sociale, matérielle, sinon l'histoire ou des allusions à la politique.
Lorsqu'on se concentre bien sur le contenu et la forme des poèmes, on se rend compte de la différence dans la voix, les couleurs, les images. Mais au-delà de ces variétés, des points communs sont à relever, comme les symboles identitaires, les traditions, les indicateurs de la personnalité tunisienne et de la prise de conscience des réalités.
On lit cette poésie avec passion parce qu'elle interpelle chacun dans ses convictions, ses traits de caractère, ses inquiétudes. Elle nous apprend à mieux penser, à développer notre compétence de communication, à nous remettre en question.
Lire la poésie, c'est aussi s'exercer utilement à décoder un langage souvent opaque, subjectif. Les versificateurs dont le nombre se réduit de plus en plus, méritent beaucoup d'égards en tant que participants à la peinture du monde qui nous entoure dans ce qu'il a de plus concret et de plus abstrait.
Il y a dans toute la poésie d'un pays, une infinité d'images, de regards qui relèvent de l'ordre du rhétorique, du connotatif et du prosodique. Un vrai poème classique a ses règles canoniques auxquelles il faut ajouter les indicateurs de locuteur, auteur de messages usant de la langue commune soumise aux impératifs de la prosodie et d'un style personnalisé.
Le poète est un artisan du langage et en tant que tel, il est créatif, chacun de ses textes devant porter une signature. Cependant, sous la poussée du modernisme de mauvais aloi, ce genre littéraire voit sa place se réduire, faute de lectorat. Et malgré leur vocation de l'art de bien parler, les poètes arrêtent d'écrire en attendant des jours meilleurs, persuadés que la poésie ne mourra jamais.
Une poésie orientée vers l'histoire
Il faut rendre hommage à l'auteur qui a su garder toute leur beauté aux poèmes en les traduisant de l'arabe au français. Le premier poème Ibn Khaldoun est choisi pour inaugurer cette anthologie. Comme pour nous rappeler que le père de la sociologie, né à Tunis en 1332, auteur d'une série de volumes dont l'Histoire des Berbères en 1500 pages et la Muqqadima, reste une sommité.
Le poème Ibn Khaldoun paraît être le produit d'un rêve terminé par la sonnerie du réveil et commençant par le terme fort «Belvédère», est un indicateur d'image, celle d'un symbole qui continue de planer sur la Tunisie. Un poème dithyrambique à la mesure de l'envergure du grand homme de culture universellement reconnu : «J'ai croisé Ibn Khaldoun au «Belvédère»/seul sans compagnon/Les signes de majesté sur son visage/Donnent des plus de lumière à son burnous/Et dans sa main le chapelet tremble/Il le serre fortement de crainte de le perdre/J'ai dit : «Que mon maître me permette/De l'inviter de s'asseoir autour d'un café/Pour bavarder un moment.»
Quelques purges plus loin, et cela n'est nullement un hasard, on tombe sur un poème consacré à Carthage et à Hannibal qui nous font remonter aux guerres sur le sol tunisien : «Les intervalles de tes horizons/Me traversent/Je te vois…/Un baiser me prenant… un certain…/Une lune dans ses mains/Me guidant à toi l'horizon/Peut être…. Tu es la vie/Peut être moi. C'était Scipion… et Rome/Et toi… comme à notre rencontre/Carthage/Verse sur leurs banquets/Le sang du cœur/Carthage… mon amour.» (d'après Abdelkader Ben Saïd).
Parmi d'autres poèmes ouvrant les portes d'une histoire millénaire, nous n'avons pu résister à l'envie de retenir au passage l'Olivier de mon jardin et mes poèmes en raison de la valeur symbolique de l'olivier d'origine méditerranéenne et qui nous replonge dans les siècles d'occupation phénicienne marquée par l'amélioration de la production des olives grâce à l'introduction de la greffe par ces Phéniciens venus de Tyr en Palestine.
Voici un extrait du poème écrit par Mohammed Ayech El Guouti en arabe relevé, mais traduit correctement dans une langue de bonne tenue littéraire. Les traducteurs, spécialistes en linguistique et professeurs universitaires, ont su choisir les mots qu'il faut pour nous convaincre du bien fondé de cette poésie : «J'ai écris mes souvenirs/Mes poèmes… mes secrets/Sur l'olivier de mon jardin/Au milieu de ma maison/J'ai écris l'histoire de mon peuple/Sur les tombes de tous mes morts./J'ai dessiné toutes nos amertumes/Passées et à venir/Toutes les étapes de la défaite humiliante/J'ai écris toutes les saisons/De mon drame et de mes soupirs/Sur les pages de mes cahiers.»
Parler des éléments naturels pour mieux motiver sur les hommes
Dans cette impressionnante anthologie impressionnante, même si le mot «anthologie» est jugé inadéquat, aucune place n'est accordée ne serait-ce qu'un poème de Aboulkacem Echabi pourtant assez bien apprécié par tous pour mériter quelques pages qui honorent sa mémoire. On s'est contenté d'un extrait de l'œuvre de Abdesslem Lasilaa, responsable du supplément culturel du journal Al Horrya. Ainsi, le journalisme a évité le dommage qu'aurait entraîné cette grave lacune. Lasilaa a écrit sur Ecchabi des vers à la mesure de l'envergure du poète tunisien qui rappelle Raymond Radiguet, romancier de style classique, mort prématurément. Les vers de Lasilaa sont assez éloquents pour comprendre la place occupée par Ecchabi : «Ô toi le génie visionnaire, le symbole/viens vers nous, on a besoin de toi/A nous la hache, c'est le temps des bûches,/Ô toi homme libre et fier/tu n'as pas vendu ton peuple,tu ne l'as pas trahi/Si tu venais vers nous, tu verrais l'incroyable/Sur la terre des Arabes/Nous t'aimons, Ô poète de l'univers/Et âme de l'art et des mots/Aboulkacem, si tu venais/tu regretterais, renierais, et précipiterais ton départ.» Il faut rappeler qu'Aboulkacem Echabi est mort très jeune vers 1942. Que de poèmes ont une structure profonde trop complexe pour être clair à tous les lecteurs. Chaque mot est à replacer dans un contexte fait de sentiments, de données culturelles déterminantes pour bien saisir le sens de chaque vers, de faits historiques importants pour le destin de la Tunisie. Poème du phénix qui est un modèle de composition de genre classique est l'œuvre de Abdelhamid Khraief, fait allusion à beaucoup d'évènements de figures emblématiques du monde arabo-musulman. A chaqu'un d'en faire sa lecture à partir de cet extrait de poème intitulé Poème du phénix, phénix étant un oiseau fabuleux de la mythologie égyptienne : «Voici ton temps/Ô Omar/Les chevaux sont debout devant la porte de la nuit/Selle-les pour des cavaliers/Qui sont depuis mille ans dans les haltes du voyage/Voici ton temps/Réveille-toi/Mets la terre/Purifie-toi avec le soleil/Et brandis le vent/Ô cavalier des vagues grises/lâche la bride de ton cheval/Et ravis la lune des veillées nocturne/Rends-nous les mouettes de notre mer… ». Une analyse exhaustive des poésies tunisiennes contemporaines, plus de cent cinquante noms et des centaines de textes, est une œuvre de longue haleine. Il y a une diversité de thèmes susceptibles de dégager de nombreux sujets de recherche.
Boumediene A.
Florilège, anthologie de la poésie tunisienne, deux tomes, traduits de l'arabe par Mohamed Ben Taleb pour le premier tome, Mohamed El Kadh pour le second, publication de l'Union des écrivains tunisiens, 2003.


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