Les jeux de simulacre du langage politique et l'absence d'économie linguistique traversent la communication des responsables politiques usant souvent de termes et d'expressions répétitifs. Cette inflation de formules prêtes à porter exprimerait un sérieux déficit en matière de gestion de la vie courante et mettrait en lumière l'absence de perspectives et de projets concrets. La multiplication de clichés et de stéréotypes témoignerait de la déroute du langage et d'une parcellisation du territoire de la culture de l'ordinaire, trop marquée par une série de résistances mettant en scène la présence de plusieurs Algérie s'excluant les unes les autres. Le discours des membres du gouvernement et de leur relais principal, la télévision, est marqué par une absence presque totale du «dit» et du «dire» au profit d'une «parole» bavarde qui nie toute relation avec une société et une autre Algérie, profonde et manquant tragiquement d'espaces de représentation légitimes. Ce problème se retrouverait également dans la presse gouvernementale et privée usant souvent de termes et d'un lexique redondants, même si, dans les apparences, ils semblent s'en éloigner. Ainsi, nous sommes en présence de champs lexicaux s'entrechoquant et s'opposant continuellement, reflétant cette profonde césure caractérisant la société profonde trop éloignée des bruits de parole de gouvernants et de politiques, employant à profusion le futur antérieur comme espace de justification d'une ambiguïté et d'une ambivalence, servant paradoxalement d'outil de gestion et répétant à outrance des mots vidés, à force d'être rabâchés, de leur sens originel. Ainsi, combien de fois, n'a-t-on pas entendu les dirigeants algériens utiliser des mots et des expressions comme «réformes», «démocratie», «économie de marché», «privatisation», «société civile», sans pour autant fournir une définition de ces termes ou de ces groupes de mots qui, ainsi, isolés de tout contexte, se vident de leur sens premier et se muent en des lieux de mise en sourdine du réel chloroformé. Le problème, c'est que nous avons souvent affaire à la mise à l'écart perpétuelle du contexte à l'origine des mots et des expressions utilisés, reproduits le plus souvent sans aucune interrogation sérieuse des conditions de production de telle ou telle structure langagière. Quand on évoque «économie de marché» ou «bonne gouvernance», on est souvent sans définition, perdu dans une logique démultipliant le sens ou l'intention et faisant du mot ou du groupe de mots, l'otage de l'utilisateur de ce lexique. Certes, le discours néo-libéral parcourt et investit les intentions proclamées des différents locuteurs qui usent, à n'en pas finir, des mots «privatisation», «désengagement de l'Etat» et «Etat-Providence», perçus comme des évidences épousant les contours de choix politiques et par conséquent, idéologiques, excluant toute parole différente ou tout acte se caractérisant par une certaine singularité. Même l'Ugta n'arrête plus, ces derniers temps, de pérorer sans grande emphase ces termes avec une certaine délectation et un engouement paradoxal. Le gouvernement exclut dans ses interventions toute idée différente de gérer le pays continuant encore à considérer les Algériens comme des mineurs sans s'interroger sur la réalité des faits, incapables de tenir leur langue et de posséder des télévisions privées. Les mots utilisés «manipulateurs», «complot» et «politiciens», «immaturité» restent prisonniers d'un champ lexical tellement galvaudé qu'il perd ainsi sa substance sémantique originelle pour se muer en mot-slogan, pour reprendre le sociologue Pierre Bourdieu. Cette propension à user de formules toutes faites et de paroles creuses s'expliquerait peut-être par l'absence d‘un projet clair et cohérent et d'une multiplication des interventions parlées à la télévision qui désarticulent le langage et lui enlèvent sa force locutrice. Ainsi, revenir à cette suite de mots trop galvaudés comme «société civile» sans la situer dans son contexte de production, c'est risquer d'engendrer de multiples malentendus et de sérieux quiproquos. On se souvient de ces deux rencontres parallèles organisées, il y a quelques années, durant la même période par le RND et le RCD où chacun cherchait à réunir sa «société civile». Jusqu'à présent, cette notion de «société civile» reste floue et trop peu opératoire et ne permet nullement de saisir les jeux de société ni d'approcher les couches moyennes, sérieusement décimées. Ce flou définitoire exprime à lui seul la difficulté d'adopter des expressions, d'ailleurs vidées de leur sens par les gouvernants et certaines élites politiques et médiatiques privilégiant le plus souvent la matière au sens. Cette séduction du mot comme masse matérielle, exclut le sens en privilégiant sa périphérie. C'est l'utilisateur qui donne du sens au mot. Ainsi, l'ambiguïté qui caractérise le discours politique algérien serait peut-être l'expression d'un déficit de légitimité et d'un dédoublement idéologique. Cette situation de dualité mettant en oeuvre deux entités, le formel et l'informel, vivant une certaine contiguïté, l'informel finit par prendre tout à fait le dessus. Comme d'ailleurs, l'oral qui prime l'écrit. La question du foncier qui pourrait être légitime, mais qui pose problème parce que dans chaque période de crise d'appareils, on la sort comme une sorte d'épouvantail ou d'argument massue. Déjà, en 1990, des listes de noms d'indus occupants avaient été publiées. Les responsables de l'époque employaient le même langage que celui utilisé par le ministre de la Justice actuel. Ce serait extraordinaire de comparer les textes écrits et publiés à l'époque avec ceux de ces jours-ci dans le quotidien El Moudjahid autour de la même question. Les analogies linguistiques et langagières sont frappantes à tel point qu'on se dit qu'on a uniquement reproduit les «papiers» de cette période. Les titres, les «attaques» (le début), les «chutes» (la fin) et les arguments sont identiques. Le discours politique ne se renouvelle pas, malgré les changements et les traumatismes subis par la société. Le mot «démocratie», par exemple, est obsessionnellement présent dans un univers marqué par une absence d'échanges et de dialogue entre le pouvoir politique en place, les «partis» politiques et la société qui, à travers la symbolique de Borgeaud-Bouchaoui, pose encore le problème de la légitimité, sujette à maintes interrogations. Les chefs des gouvernements successifs recourent au champ lexical du complot et de la «main extérieure». L'augmentation continue des prix, devenue une mode nationale, signe d'une mauvaise gestion, selon un grand économiste américain, engendre des attitudes de refus et de résistance. Les augmentations continues des prix engendrent inéluctablement de fortes tensions d'autant plus que ces accroissements passent du simple au double sans aucune information du public trop méprisé et exclu de l'espace du respect et de la citoyenneté. Chaque fois, on ressort la sempiternelle «vérité des prix» tout en omettant la «vérité des salaires» et la responsabilité de l'Etat dans sa mauvaise gestion des affaires courantes. Comme on ne définit nullement ce qu'on entend par «vérité des prix» et «coût économique» réduits à une vision économiciste qui occulte la présence des populations qui ne comptent pas. Le président de la République n'a-t-il pas, dernièrement, évoqué ce mépris affiché par les responsables algériens à l'égard des populations, en donnant l'exemple de la Maison-Blanche et du Kremlin qui répondraient à un Algérien, alors que les nôtres rechigneraient à le faire. Il est trop rare qu'une institution algérienne réponde au courrier. Cette absence de réponse est la marque du mépris affiché à l'endroit des Algériens. Clinton, Bush et Chirac (leurs services chargés du courrier au niveau du cabinet) avaient pris la peine de répondre à des Algériens. Ce qui n'est pas le cas d'une petite mairie algérienne. Les mots imprécis puisés dans un vocabulaire étrange et étranger, archaïque ou à la mode, renforcent encore plus l'idée de fossé et de distance au niveau sociologique. Le mot perd sa validité et sonne creux. Tout discours répressif serait contre-productif. L'affaire de la Kabylie est là pour démontrer que les choses sont plus complexes et qu'il reste à ceux qui gouvernent à écouter la voix de ceux qui vivent le martyre au quotidien, quêtant une citoyenneté trop absente, tout en faisant attention au vocabulaire usité. L'absence d'un débat pluriel se fait réellement sentir dans une société qui a subi une sérieuse politique discriminatoire, provoquant de profondes divisions et d'inextricables césures. Les nominations à des postes de responsabilité obéissent toujours à des considérations claniques, familiales et clientélistes à tel point que le pays se retrouverait régenté, pour reprendre Bouteflika, par dix personnes et Ben Bella qui parle de trente Borgeaud. La démocratie est, dans ce contexte particulier, semblable à un moulin de paroles. Un flou définitoire la traversant, va la rendre peu opératoire. Le grand linguiste américain, Noam Chomsky, a raison de définir ainsi la démocratie: «Une caractéristique des termes du discours politique, c'est qu'ils sont généralement à double sens. L'un est le sens que l'on trouve dans le dictionnaire, et l'autre est un sens dont la fonction est de servir le pouvoir- c'est le sens doctrinal. Prenez le mot démocratie. Si l'on s'en tient au sens commun du terme, une société est démocratique dans la mesure où les gens qui la constituent peuvent participer de façon concrète à la gestion de leurs affaires. Mais le sens doctrinal de démocratie est différent- il désigne un système dans lequel les décisions sont prises par certains secteurs de la communauté des affaires et des élites qui s'y rattachent. Le peuple n'y est qu'un ´´spectateur de l'action´´ et non pas un ´´participant´´, comme l'ont expliqué d'éminents théoriciens de la démocratie (dans ce cas, Walter Lippmann). Les citoyens ont le droit de ratifier les décisions prises par leurs élites et de prêter leur soutien à l'un ou l'autre de leurs membres, mais pas celui de s'occuper de ces questions- comme par exemple l'élaboration des politiques d'ordre public- qui ne sont aucunement de leur ressort. Lorsque certaines tranches du peuple sortent de leur apathie et commencent à s'organiser et à se lancer dans l'arène publique, ce n'est plus de la démocratie. Il s'agit plutôt d'une crise de la démocratie, dans l'acception technique du terme, d'une menace qui doit-être surmontée d'une façon ou d'une autre». Les dernières émeutes, les sorties parfois peu conformistes de la presse et les grèves marquant le terrain social ont été, comme indiqué par le linguiste américain, accueillies par le gouvernement comme une sorte d'anarchie, de «crise et de dépassement» de la démocratie. La difficulté, sinon la manipulation des termes, n'est pas uniquement le propre des gouvernants, mais également des partis politiques et des hommes en disgrâce qui définissent ces mots en fonction de leur situation présente. Toute logorrhée vide le vocabulaire de sa substance originelle, le privant de son contexte et le rend prisonnier d'attitudes ponctuelles. L'ancien chef de gouvernement parlait souvent de «manipulations des politiciens et des rentiers» sans prendre la peine d'interroger la réalité et de prêter une oreille attentive à ces émeutiers. Le langage se perd dans le non-sens et retrouve les marques originelles du mythe excluant le «politique» de la sphère nationale. Mais souvent, l'«illicite» se transforme, en fonction des conjonctures, en «licite», comme c'est le cas des archs ou le «légal» en «hors-la-loi» comme les «élus» de Kabylie invités à prendre leurs valises. Ce qui pose sérieusement le problème de la relation du pouvoir formel et de l'informel, du statut réel des institutions formelles. Le vocabulaire est drapé d'une autre enveloppe. Pour la première fois, un gouvernement en place reconnaîtrait, certes, implicitement, qu'il tire son pouvoir, non des espaces institutionnels et de la légitimité populaire, mais d'un fait accompli. Il a raison, Abdelatif Benachenhou, dont il faut saluer le franc-parler et la clarté, qui a déclaré publiquement que l'Algérie est l'un des plus grands producteurs de textes législatifs jamais appliqués. L'écrit est le lieu du formel, ce qui n'est pas le cas de l'oral qui domine toutes les relations sociales. Aucune réforme sérieuse ne saurait être pertinente si on ne prend pas en considération le caractère syncrétique des représentations politiques et sociales. Le langage est traversé par de multiples contingences sociologiques et idéologiques. Toute parole reste tributaire des conditions de sa production et du processus de fabrication du sens. La lecture du vocabulaire utilisé par les dirigeants algériens correspondrait ainsi à une sorte d'archéologie du langage.