Au niveau linguistique, le monde dans son ensemble devient de plus en plus pluriel, ce qui s'explique à l'international par la montée en puissance des langues de pays émergents comme la Chine ou le Brésil et par celle d'autres langues comme l'espagnol ou l'arabe. La francophonie et la langue française, hier symboles du colonialisme, apparaissent aujourd'hui comme porteurs d'humanisme et de progrès dans la mondialisation multipolaire. Comment et pourquoi une telle évolution ? Parler sérieusement de la francophonie et de la langue française, c'est avant tout se poser la question de leur place, de leur influence et plus généralement de leur utilité dans la mondialisation. A la fin du XIXe siècle, il y a eu la première francophonie constituée par l'espace des parlants français, fortement marquée par la colonisation, mais aussi par le règne de Louis XIV, par le siècle des lumières, la révolution française et le premier empire, bref par l'histoire de la France dans son ensemble. Elle marque la prise de conscience de la présence mondialisée du français. Ce fut ensuite la deuxième francophonie née au moment des indépendances dans les années 1960 à l'initiative du Sud décolonisé dont la figure emblématique est Léopold Sédar Senghor qui, limitée au départ aux anciennes colonies belge et françaises, s'est ouverte progressivement à d'autres pays. Elle mettra près de cinquante ans à se construire. Fille de la décolonisation, elle se définit comme une communauté partageant, au-delà d'une langue, le français, des valeurs communes en particulier de liberté, solidarité, diversité et dialogue, un idéal humaniste et de métissage. Elle reprend au niveau des Etats les idées de la francophonie «idéale» des militants francophones. Il existe un rêve francophone comme il existe un rêve américain. C'est une idée neuve, un concept innovant. Ce n'est pas du passé dont il est question mais de l'avenir. Il faut saluer ici l'action visionnaire de ses pères fondateurs Habib Bourguiba, Hamani Diori, Léopold Sédar Senghor, Norodom Sihanouk et Jean-Marc Léger. Mais le monde change : déferlement de la mondialisation libérale et financière, avènement de la mondialisation culturelle et émergence d'un monde multipolaire à tous les niveaux. Du fait de ces mutations de nouvelles concurrences apparaissent et de nouveaux pôles d'influence sont nécessaires pour assurer la paix et humaniser la mondialisation. La deuxième francophonie est l'un d'entre eux. A partir du sommet de Hanoi qui donne corps à la francophonie politique, elle se mondialise et augmente sans discontinuité ses membres qui passent de 47 à 77 du sommet de Hanoi en 1997 à celui de Kinshasa en 2012. Plus de la moitié d'entre eux n'ont jamais été colonisés ni par la France, ni par la Belgique. Cette évolution donne naissance à la troisième francophonie, celle du XXIe siècle. Le tournant s'est précisé au sommet de Beyrouth en 2002, marqué par le drame du 11 septembre 2001 à New York. Compte tenu de la diversité des intérêts de ses membres, la troisième francophonie est une alliance plutôt qu'une communauté. Avec elle, on passe des communautés postcoloniales aux ensembles mondialisés de dialogue et de solidarité. On cesse de regarder dans le rétroviseur pour se consacrer à l'avenir, quittant ainsi définitivement la problématique coloniale et néocoloniale. La solidarité internationale, le dialogue des cultures, le combat pour les biens communs de l'humanité sont ses marques de fabrique. Dans la mondialisation libérale contemporaine, elle constitue un contrepoids tant aux intégrismes qu'aux volontés impériales des plus puissants. Elle est un laboratoire de l'autre mondialisation, la mondialisation humaniste. C'est un espace géopolitique mondial, organisé et transversal, d'Etats et de gouvernements utilisant et ayant en partage le français. Par les valeurs universelles qu'elle porte, le dialogue interculturel qu'elle permet et la solidarité qu'elle construit, elle a pleinement vocation à être un acteur des relations internationales et un facteur de développement pour les peuples qu'elle rassemble. Voilà sa place et son utilité dans la mondialisation. Qu'en est-il de la langue française ? La question du choix linguistique dans la mondialisation se pose avec acuité. Il faut pouvoir circuler facilement dans le village global. Deux solutions sont en présence : la langue unique ou le multilinguisme généralisé. En France, des élites de plus en plus nombreuses militent pour une langue unique, l'anglais, en tentant de l'imposer par le harcèlement et le grignotage. C'est le contrôleur du train qui traduit son propos en anglais, le service recherche de l'université qui travaille en anglais, votre avancement qui dépend de vos seules publications en langue anglaise. Le français ainsi que la francophonie sont vus non comme des opportunités mais comme des obstacles. Il faut sauver le français en France. L'ambition est de faire de l'anglais la langue seconde de tous. Qu'adviendra-il alors de la diversité culturelle. Toutes les langues sont concernées. Les promoteurs de la langue unique avancent leurs pions au nom du bon sens et du réalisme sans se préoccuper des conséquences et des autres défis posés par la mondialisation. C'est une erreur, une mauvaise réponse à un vrai besoin. Ce choix stratégique est une impasse, ceci pour au moins deux raisons incontournables. La langue unique entraîne uniformisation des modes de vie et acculturation au bénéfice de la culture dont elle est issue. Quand il s'agit de l'anglais, c'est d'autant plus réel et plus grave que cette langue est la plus importante des langues véhiculaires qu'ait connues l'humanité et qu'elle porte la pensée unique dominante d'essence nord-américaine. Pour Claude Hagège (1) la domination de l'anglais a été minutieusement orchestrée par les gouvernements successifs des Etats-Unis avec pour objectif la conquête du monde par l'attirance du modèle de société américain. Au niveau linguistique, le monde dans son ensemble devient de plus en plus pluriel, ce qui s'explique à l'international par la montée en puissance des langues des pays émergents comme la Chine ou le Brésil et par celle d'autres langues comme l'espagnol ou l'arabe. Au plan local, par ailleurs, on assiste à la prise en compte des langues maternelles, nationales et régionales dès l'école primaire. Ces bifurcations vers le plurilinguisme sont historiques. Enfin, le principe de précaution doit être rappelé. Qui peut dire quels seront les cheminements et les réalités linguistiques au cours du XXIe siècle ? La domination de l'anglais continuera-t-elle alors que les Etats-Unis ne seront plus la seule hyper puissance ? Le bon choix, c'est le multilinguisme. Il donne accès à la langue dominante qui d'ailleurs peut changer, mais n'enferme pas. Il offre une respiration vers d'autres cultures. C'est un antidote au repli identitaire. Faute de multilinguisme, on transforme l'ouverture linguistique en assimilation anglo-saxonne. Un constat s'impose : la diversité culturelle sans la diversité linguistique est impossible. Acteur du multilinguisme mondial par son statut international et le nombre important de langues avec qui elle cohabite, la langue française doit s'engager sans réserve dans le combat pour le multilinguisme. Langue de partage de la francophonie et fer de lance de la pluralité linguistique, le français est donc doublement utile. L'utilité et le rôle de la francophonie et de la langue française étant établis, comment faire pour aller de l'avant ? Pour mettre fin au doute, donner corps à la francophonie du XXIe siècle et toute sa force à la langue française, il faut l'intervention du politique. C'est un préalable. Ce ne sont pas les marchés qui mettront un terme à la situation actuelle. A cet effet, il faut saluer l'action pugnace et efficace du président Abdou Diouf, secrétaire général de la francophonie. Mais le temps est venu d'un signal fort des Etats membres, tout particulièrement la France qui, dans l'intérêt de tous et du sien pour rester influente en Europe et dans le monde, doit se réengager pour la francophonie et sa langue, l'avenir de l'une comme de l'autre n'étant pas assuré. Pour la francophonie plusieurs scénarios peuvent être avancés. Dans le premier, la francophonie évolue vers une organisation seulement politique, en abandonnant ses volets solidarité et développement. Elle perd alors sa spécificité et le risque d'éclatement est réel faute d'un lien d'appartenance suffisant entre ses membres. (A suivre) Michel Guillou, membre de l'Académie des sciences d'Outre-Mer, président du Réseau international des chaires Senghor de la francophonie, directeur de l'Institut pour l'étude de la francophonie et de la mondialisation (Université Jean Moulin Lyon ) (1) Claude Hagège, «Contre la pensée unique», Paris, Odile Jacob, 2012