Avec le récent assassinat de Chokri Belaïd, la Tunisie semble connaître un nouveau tournant dans son histoire. Mauvais présage que celui où l'on risque d'assister à une nouvelle série d'assassinats des intellectuels et à un cycle de violences sans précédent. Conséquences prévisibles selon beaucoup d'observateurs. Ce qui incite à questionnement sur les tenants et les aboutissants de cette nouvelle donne et la responsabilité des différents acteurs. Entre une «troïka» n'ayant «aucun sens du patriotisme», l'implication mafieuse du Qatar, les visées américaines et la manipulation des islamistes en vue de créer une «ceinture verte», on serait tenté de nous demander : «où va la Tunisie ?» Pour mieux élucider cette question, Mezri Haddad, ancien ambassadeur tunisien, journaliste, écrivain et professeur de philosophie politique à La Sorbonne, répond à nos questions. Pour rappel, Mezri Hadda est l'auteur de près d'une vingtaine d'essais politiques dont le dernier : La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident, une alliance à haut risque , éd. Apopsix, Paris 2011. La Nouvelle République : Vous êtes de ceux qui considèrent que la «révolution tunisienne» n'est en fait qu'une imposture qui ne relève pas seulement du ressort des islamistes. Quels sont d'après-vous les responsables de cette déstabilisation de la Tunisie et pourquoi ? Mezri Haddad : Les responsables de cette déstabilisation c'est d'abord un régime qui n'a pas été capable d'amorcer, en temps opportun, un véritable processus démocratique et qui a laissé se propager le clientélisme et la corruption. C'est aussi une opposition qui a manqué de patriotisme en se mettant au service d'agendas étrangers. Oui, j'ai considéré dès le départ que la «révolution du jasmin» était un conte de fée pour adolescents. Il s'agissait plutôt d'une révolte sociale que des traîtres locaux et des services étrangers ont déguisé en révolution politique. Cette révolte sociale est semblable à celle de janvier 1978, à celle de janvier 1984 et à celle d'octobre 1988 en Algérie. Elles exprimaient toutes des revendications sociales et salariales parfaitement légitimes. Ce qui s'est passé en janvier 2011est donc une colère sociale qu'une poignée de cyber-collabos ont transformé en soulèvement politique, selon un plan que les services américains ont mis en œuvre dès 2007. Volontairement ou inconsciemment, plusieurs jeunes tunisiens et arabes d'ailleurs ont été embrigadés par l'organisation Otpor, par l'Open Society Institute du vénérable George Soros, et par la Freedom House, qui a été dirigée par l'ancien directeur de la CIA, James Woolsey, et qui compte parmi ses membres le théoricien du choc des civilisations, Samuel Huntington, ainsi que Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz, qui ont commis des crimes contre l'Humanité en Irak. C'est par la magie du Web, d'internet et de facebook qu'un simple fait divers –l'immolation par le feu d'un jeune alcoolique- s'est mu en «révolution du jasmin» pour se transmuer en «printemps arabe». Au même titre que dans beaucoup de pays arabes et même européens, la Tunisie a connu son malaise social, mal-vie, chômage, et. qui sembleraient être à l'origine du soulèvement du peuple tunisien. Toutefois, quand on constate qu'avec la nouvelle configuration du paysage politique tunisien, cette situation sociale s'est au contraire aggravée ; qu'aurait-il fallu faire pour redresser cette situation ? Le malaise social était bien réel mais on en a exagéré l'ampleur. Contrairement à tout ce qui a été dit par propagande, par ignorance ou par suivisme, ce n'était pas du tout une révolte de la pauvreté et de la misère économique mais de la prospérité et de la croissance mal répartie entre les strates sociales et les régions géographiques. L'économie de la Tunisie se portait nettement mieux que les économies dopées de l'Espagne, de l'Italie, du Portugal et de la Grèce, un Etat en faillite malgré trois plans de sauvetage à coup de millions d'euros. L'Etat tunisien n'était pas en faillite, bien au contraire. C'est maintenant qu'il est en faillite, avec un endettement qui s'est multiplié par sept, une croissance en berne et plus d'un million de chômeurs, alors qu'il était à 400 000 en janvier 2011. En moins de deux ans, la Tunisie a perdu les acquis de 50 ans de dur labeur. Si vous aviez à comparer l'époque Bourguiba, celle de Ben Ali, et la gouvernance actuelle, quelle serait d'après-vous celle qui répond le mieux aux aspirations du peuple tunisien ? Celle de Bourguiba, incontestablement. C'était l'époque où le génie d'un homme se confondait avec l'esprit d'une nation. Je préfère employer ce concept de nation plutôt que le mot peuple dont tout le monde se gargarise depuis janvier 2011. Bourguiba, qui reste pour moi un exemple inégalable, n'était pas un démocrate mais un despote éclairé. Sa priorité n'était pas la démocratie, mais la construction d'un Etat moderne, le raffermissement d'une nation, l'affranchissement des esprits par l'éducation et l'émancipation de la femme par jacobinisme. Ben Ali n'a ni la dimension charismatique de Bourguiba, ni sa puissance intellectuelle. C'est un président pragmatique que le hasard et la nécessité ont placé à la tête de la Tunisie. Il avait deux priorités : le redressement économique du pays et la neutralisation des islamistes. Quoique l'on dise aujourd'hui, dans ces deux objectifs, il a remarquablement réussi. Sa faute majeure dont la Tunisie n'a pas fini de payer le prix, c'est qu'il n'a pas profité de ses deux atouts pour instaurer une véritable démocratie. Enivré par le pouvoir, mal conseillé, se sentant invulnérable, il n'a pas su répondre aux aspirations démocratiques d'une société à plus de 60% jeune et éduquée. Quant à la gouvernance actuelle, elle cumule l'incompétence et la suffisance. Mais plus grave encore que l'incompétence, ce gouvernement dit de la troïka n'a aucun sens du patriotisme, puisque les uns subissent les injonctions de Washington, les autres sont sous l'influence de l'ancienne puissance coloniale, et les troisièmes sont aux ordres du Qatar. On accuse justement le Qatar de jouer un rôle déstabilisateur dans les pays arabes ; êtes-vous de cet avis ? Si oui, dans quel intérêt cet émirat joue-t-il ce rôle ? Non seulement je suis de cet avis, mais j'ai été l'un des rares, sinon le premier à dénoncer le rôle moteur que cet émirat féodal et esclavagiste a joué dans ce fameux «printemps arabe». Je l'avais analytiquement démontré dans mon livre La face cachée de la révolution tunisienne , dès 2011. Le rôle de cette oligarchie mafieuse a été, en effet, déterminant. Par la propagande et l'intoxication d'Al-Jazeera, par l'activisme diplomatique, par la corruption financière des instances décisionnelles occidentales, et par le recrutement de mercenaires chargés de semer la panique et la terreur au sein de la société. Il existe des preuves matérielles selon lesquelles les premières victimes dans les rangs des manifestants ont été abattues par des snippers d'Europe de l'Est payés par les services qataris. Ce fut le cas en Tunisie mais aussi en Egypte. Dans quel intérêt le Qatar a-t-il joué ce rôle ? Primo par sous-traitance de la géopolitique israélo-américaine. Secundo par ambition énergétique. Tertio par messianisme islamo-wahhabite. La France et les Etats-Unis, semblent également impliqués dans la déstabilisation de la Tunisie, à l'instar de l'Egypte, la Libye et maintenant la Syrie et bientôt le Sahel. Dans ces différents cas, ils semblent se «réconcilier» avec les mouvements islamistes qu'ils combattaient depuis le 9/11 au nom de la lutte anti-terroriste. Comment peut-on interpréter cette nouvelle «alliance»? Pour ce qui est des anglo-saxons, cette alliance n'est pas nouvelle mais très ancienne. Elle remonte à la fameuse grande révolte arabe sous le commandement de Lawrence d'Arabie, puis à la naissance des Frères musulmans en 1928, une secte qui est le produit du génie politique anglais pour marginaliser le nationalisme arabe en guerre contre le colonialisme. L'âge d'or de l'alliance islamo-impérialiste a été en Afghanistan et contre l'URSS. Les événements du 11 septembre 2001 ont sans doute marqué un tournant. L'esclave s'est retourné contre son maître. L'administration Bush a trouvé dans cet événement l'occasion d'envahir l'Irak et croyait pouvoir éradiquer rapidement le terrorisme islamiste en Afghanistan. Mais parallèlement, dans le cadre du «Grand Moyen-Orient», les néoconservateurs renouaient avec tous les mouvements islamistes qui ont fait allégeance au gendarme du monde. Le nouveau deal : on lâche les dictatures qui vous ont persécuté, on vous aide même à prendre le pouvoir, mais en échange, vous gardez bien nos intérêts, vous ne franchissez pas la ligne rouge par rapport à Israël et vous contribuez au maintien de l'omnipuissance américaine contre la Russie, la Chine, l'Inde et les autres puissances émergentes. Comme je l'avais dit dans une interview il y a plus d'une année, «A vous la charia, à nous le pétrole. Chacun sa religion !». C'est ainsi que je résume le sens ultime du «printemps arabe». Vous dites également, dans l'un de vos articles que «c'est l'impatience et l'insolence d'un Rached Ghannouchi galvanisé par le soutien américain, la crise algérienne et le bras de fer entre le FLN et le FIS qui ont changé la donne en Tunisie.» Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet? Il me semble que je parlais des rapports entre Ben Ali et Ennahda entre 1987 et 1991. Il faut d'abord rappeler que deux Etats ont joué un rôle important dans l'arrivée au pouvoir de Ben Ali : l'Italie et l'Algérie. La France avait un autre successeur à Bourguiba et les Américains jouaient déjà la carte islamiste. Ben Ali a été reconnu par les Etats-Unis à la seule condition qu'il partage le pouvoir avec leurs protégés islamistes. C'est ainsi qu'il les a libérés de prison, qu'il a reçu à Carthage Ghannouchi, que les islamistes ont été autorisés à participer aux élections de 1989 avec des listes indépendantes, qu'ils ont signé le Pacte national...Le point de discorde a été la légalisation d'Ennahda. Bien installé au pouvoir, Ben Ali voulait gagner encore du temps avant de faire cette dernière concession. Excédés, confortés par l'allié anglo-américain, les islamistes ont retrouvé leurs vieux reflexes : manifestations, agitations à l'université, complots contre la sécurité de l'Etat et tentatives d'assassiner Ben Ali. Celui-ci a trouvé dans le début de la crise algérienne l'occasion de mettre hors d'état de nuire les islamistes. En extrapolant l'impact de ces «révolutions» déstabilisatrices, on constate également, qu'un autre bras de fer se déroule en catimini entre les Etats-Unis ( y compris leur alliés Occidentaux) et les pays du BRICS. D'après-vous, quelles pourraient être les conséquences de cette nouvelle donne ? Ce n'est pas une extrapolation mais une expression essentielle du «printemps arabe». Je dirai même que le premier sens géopolitique et géostratégique de ce «printemps arabe» est de saborder par anticipation tout rapprochement entre le monde arabo-islamique et les puissances du BRICS, principalement la Russie et la Chine. Il faut relire Bernard Lewis et Samuel Huntington pour une meilleure intelligibilité du «printemps arabe», à l'aune du projet de Grand Moyen-Orient. Dans le Choc des civilisations, Huntington –qui a d'ailleurs commencé sa carrière universitaire en tant que spécialiste de la Tunisie !- parle clairement de «l'alliance islamo-confucéenne» qu'il faut empêcher par tous les moyens. La carte islamiste, comme la carte du bouddhisme tibétain, pourrait d'ailleurs tout à fait servir à l'implosion de la Chine, qui compte une trentaine de millions de musulmans. Idem pour l'Inde, autre puissance émergente, qui compte 130 millions de musulmans et que les Anglais avaient déjà affaibli par la création artificielle et sur une base confessionnelle du Pakistan en 1947, au grand désespoir de Gandhi. En termes géopolitiques, les Américains cherchent à constituer en Méditerranée un Arc sunnite, la fameuse «ceinture verte», qui partirait du Maroc jusqu'en Turquie, en passant par l'Algérie, la Tunisie, la Libye, l'Egypte, le Liban, la Syrie et le futur Etat jordano-palestinien ! Avec le Pakistan, l'Afghanistan, l'Arabie Saoudite et les pétromonarchies, l'Iran chiite sera isolé, le pétrole sera bien gardé et la foi des musulmans, bien conservée ! Mais il y a aussi un Arc chiite en prévision. C'est que les Etats-Unis ne cherchent pas tant à détruire l'Iran qu'à aseptiser son chiisme, le désamianter plus exactement. Le chiisme aura forcément un rôle à jouer, ne serait-ce que pour que la puissance de l'islamisme sunnite ne dépasse jamais le seuil de tolérance américaine. On accuse également les instigateurs de cette déstabilisation du monde arabe de convoiter les ressources naturelles de ces pays au moment où la crise économique bat son plein en Europe et aux Etats-Unis. Dans ce cas, pourquoi alors s'être attaqué à la Tunisie qui ne dispose pas de pétrole ou d'autres ressources minières importantes ? C'est le principal argument que les idiots utiles de la pseudo-révolution tunisienne ont utilisé pour répondre à ceux qui ont analysé cette «révolution» dans ses implications géopolitiques, en accusant d'ailleurs ces analyses de théories du complot. La Tunisie n'a pas été visée parce qu'elle regorge de pétrole mais parce qu'elle répondait au critère du parfait laboratoire. Elle devait servir de mèche à la poudrière arabe. C'était le pays socialement, économiquement et politiquement le mieux prédisposé à une telle crise. Pendant des années, on avait présenté le régime tunisien comme la plus grande dictature policière du monde arabe. Les événements de janvier 2011 ont démontré qu'il était le régime le plus vulnérable et même le plus libéral. Quant à l'appropriation des ressources naturelles par les colonialistes new look, cela ne fait pas le moindre doute. La Libye n'est plus maîtresse de son gaz, de son pétrole et même de ses nappes phréatiques. Exactement comme l'Irak, depuis 2003. Récemment les islamistes viennent de passer à une nouvelle étape celle des assassinats: celui du militant Chokri Belaïd, après celui de Lotfi Nakhd, de Nidaa Tounès, il y a quelques mois ; de quoi cela pourrait-il présager ? C'est le présage d'une série d'attentats ciblant les politiques, les intellectuels, les journalistes, mais aussi d'un cycle de violences que la Tunisie n'a jamais connu auparavant. C'est la conséquence de deux ans de laxisme et de décisions irresponsables. Dès le 14 janvier 2011, au nom de la «révolution du jasmin», des terroristes ont été libérés, d'autres sont revenus des quatre coins du monde, des centaines de criminels qui n'ont rien à voir avec la politique ou l'islamisme ont été amnistiés par le président provisoire. Tous ces individus dangereux se promènent librement dans le pays. Il y a aussi les criminels qui sont partis faire le jihad en Syrie et qui vont revenir chez eux. Le rétablissement de l'ordre et de la paix civile va être la tâche la plus difficile. Enfin, à quelles conséquences pourrait-on s'attendre avec cette montée de l'islamisme radical ? Et qui en serait (ent) le(s) véritable(s) bénéficiaire(s) ? Première conséquence, la banalisation du choc des civilisations et la fracture entre Orient et Occident. Avec ce «désordre créatif» comme disent les architectes du «printemps arabe», les pays déstabilisés ne se relèveront pas avant une quinzaine d'années. Ils vont connaître l'anarchie, l'insécurité, l'instabilité politique et le marasme économique. Mais le plus grave à mon avis, c'est la régression sociale, éducative et culturelle que connaissent déjà ces pays et qui va connaître une amplification dans les années qui viennent. C'est l'ère de la sacralisation du bigotisme et de l'ignorance, l'époque du repli identitaire. Mon combat contre l'idéologie islamiste n'a jamais été celui d'un marxiste, d'un freudien ou d'un laïciste. C'est parce que je me sens profondément musulman que je suis radicalement anti-islamiste. Le pire ennemi de l'islam, c'est l'islamisme. Faire de la religion de Mohammed (QSSSL) un enjeu politique et géopolitique entre les mains des puissances occidentales, c'est un crime impardonnable. Réduire le Coran à un manuel politique, c'est trahir l'esprit de l'islam et poignarder la transcendance de Dieu. Dès 1937, Abbas Mahmoud Al-Akkâd disait que «les groupes religieux qui recourent à la religion pour atteindre des objectifs politiques sont des agents payés qui se cachent derrière l'islam pour abattre cette religion, car la réussite de leur cause finit par la perte de l'islam». Je considère, en effet, que le triomphe de l'islamisme en tant qu'idéologie provoquera la déchéance de l'islam en tant que religion. En faisant du Saint Coran un manuel de subversion, en réduisant la Sunna aux miasmes de la scolastique médiévale qui offense la haute spiritualité de l'islam et la supériorité de la philosophie islamique, en faisant de l'islam un enjeu de politique internationale, en transformant cette religion en instrument de chantage, de pression ou de négociation entre les mains des «mécréants» occidentaux comme ils disent, en s'impliquant dans des actions terroristes aussi abjectes qu'étrangères à ses valeurs intrinsèquement humanistes, ces marchands de l'islam, ces imposteurs de Dieu, ont déjà beaucoup porté atteinte à l'islam. Vous pourriez donc facilement deviner à qui profite cette subversion de l'islam et cette image si injuste que l'on donne des musulmans.