Aujourd'hui, mon libraire m'a pris la main avec circonspection, comme pour ne pas déranger la bête qui dormait dans une grotte mystérieuse. Il me montra un objet caché dans un mouchoir de soie. Le drapé ouvert doucement sur un livre me révèle le dernier roman de Sarah Haïdar, ou le premier après sa renaissance dans une métamorphose digne des plus beaux Kafka. L'œuvre me faisait penser à une curieuse métamorphose. Cet enfant adultérin issu des plus beaux films de science-fiction du type Cronenberg, est intitulé « Virgules en trombe ». L'œuvre, puisque c'est de cela dont il s'agit, est un concentré de textes explosifs, explicites et expressément violents. Mais voilà, le problème est qu'une préface de Lynda-Nawel Tebbani-Allouache restera inutile a priori dans ce souci d'expliciter ce qui est nommé injustement comme un « presque roman ». Alors qu'en fait, il s'agit d'un des romans ultimes de la sensuelle Sarah, gente damoiselle aux faux airs modestes, et à la mise d'une Amy Winehouse devenue soudain lucide. Assurément, Sarah Haïdar s'est transformée après ses premiers émois écrits en arabe et son désormais célèbre « Zanadeka » (Apostats) livré aux éditions El-Ikhtilef en 2004 et primé en tant que premier roman du prix Apulée de Madaure de la Bibliothèque nationale pour les œuvres en arabe. L'opus primal sera suivi de «Louâb el mihbara» (La bave de l'encrier) coédité par El-Ikhtilef et Dar el-Arabiya lil Ouloum (Liban) en 2006, suivi par le très fleur bleu et moyen « Chahkat el Farass » (Le soupir de la jument), coédité par El-Ikhtilef et Dar el-Arabiya lil Ouloum (Liban) en 2007. Ce sera donc quelques aventures livresques à géométrie variable avec un souci d'intégrer le roman en langue française par un essai autobiographique qui ne verra point le jour. Et puis, un jour, la fulgurance et la curieuse ritournelle, plutôt la folle sarabande des virgules pour un roman foncièrement habité paru chez Apic cette année. Sarah Haïdar arrive avec dans son sac secret le curieux pouvoir donné par les muses ou par le diable, comme un ange déchu nous livrer un des romans majeurs des années 2000. « Virgules en trombe » est un récit étrange. C'est le roman le plus abouti, le plus décomplexé de cette jeune auteure qui nous a donné une paire de gifles bienfaitrice. Dans son récit à l'apparente déconnexion avec les critères classiques d'écriture et une fragmentation du récit, Sarah se livre à une histoire terriblement actuelle qui garde pourtant un fil conducteur. Le tout est lié à l'écriture d'un roman, une écrivaine est sollicitée pour la beauté de sa plume. Ensuite le tout s'emballe, nous sommes dans un excès de vitesse écrit, tourbillonnant, vertigineux où la fille aux yeux charbonneux qui se plaît dans ses chroniques dans un quotidien national à nous pleurer la culture dans tous ses états se livre à un exercice fabuleux d'écriture à plusieurs dimensions, elle éclate par la puissance de son récit tout ce que l'on a pu admirer d'Edgard Alan Poe, de Philippe Roth ou du plus gentil des Boris Vian. Sarah Haïdar se lance dans une histoire qui pue les humeurs intimes, la sueur des nuits torrides et les vagues relents de whisky dopeur d'inspiration. A l'envi, la jeune auteure nous décrit les péripéties de ce roman à naître pour une apprentie nègre trop talentueuse pour succomber aux demandes livresques de son mentor commanditaire du roman ultime. La demande initiale étant déjà installée dans le talent immense de cette héroïne bien malgré elle d'une aventure effroyable. Dans ce roman, on a l'impression d'être un esprit malin guidé par cette artiste qui se réfugie dans un superbe élan d'empathie trop rare pour nos écrivains pour ne pas être signalé où la bougresse au talent immense nous fait passer du bourreau pédophile à sa victime souffrant les pires affres de la torture dans une magie écrite qui tient de l'ésotérisme. Sarah Haïdar est visiblement habitée par une grâce flamboyante, mais le flamboiement tenant plus des volutes infernales... Du cafard à l'araignée, en passant par l'écrivaine à l'avocate, elle nous fait passer d'un état à l'autre dans une poésie fortement rock and roll. « Virgules en trombe » est un roman qui perturbe nos certitudes d'écrivains installés et qui nous donne une formidable lueur de renouveau dans la mise à nu des sentiments les plus secrets et les plus inavouables. Sarah Haïdar a réussi dans son transfert féroce mais fortement humain à se mettre dans la peau des personnages les plus forts de ce récit aux miasmes tellement évidents que l'on sent la puanteur de l'intolérance et la moisissure des murs décatis entre les plis humides et jaunâtres des pages de cette histoire terriblement tragique et superbement belle en même temps, en gardant une unité de temps et d'espace lucide avec des plages narratives construites dans une originalité stylistique excellente. Une curieuse poésie se dégage entre les lignes. Pourtant cette avalanche de belles phrases d'auteur ne perd absolument pas de souffle jusqu'au point final qui donne le ton à une œuvre romanesque qui ne tardera pas à être culte dans ce panthéon obscur de nos meilleurs écrivains. Le texte reste magistralement écrit, cohérent et fortement esthétisé sur la douleur, la terrible volonté de faire mouche sans avoir l'air d'y toucher. Sarah, au nom biblique, mystérieux et marqué sur notre inconscient collectif religieux nous livre une écriture poignante, gênante et ancrée dans nos peurs les plus intimes, les loups, le cannibalisme, et les pédophiles. Elle nous explicite le feu dans les entrailles et le point de vue des victimes comme si on y était. Bien des lectrices interrogées se sont arrêtées en milieu de parcours pour ce livre qui constitue une des plus belles œuvres produites ces derniers temps, comme une sorte de résumé des années de plomb vécues par Sarah, comme nous autres. Il s'agit donc de quelques chapitres courts, très bien écrits, poétiques à souhait et dans l'esthétique la plus abjecte qui soit, un roman courageux, infernal et à l'émulation permanente qui lui a donné du souffle jusqu'à la fin, en apothéose, qui montre le vrai visage vivifiant de cette talentueuse créatrice d'histoires. Réussir le pari de créer une écriture grandiose sur les relents de la pourriture et des instincts les plus vils de l'être humain est donc un exercice téméraire dont a fait montre l'auteure de ce roman fulgurant au style concis, efficace et terriblement précis. Il n'est pas question de désamorcer la violence des faits relatés, mais une sorte de mise en abîme de toute la souffrance dans une étrange direction rédemptrice. Pourtant, Sarah Haïdar n'aspire pas au scandale, elle raconte, et c'est tout. Elle étale bien malgré elle un talent d'écriture immense et confirme qu'elle demeure une grande écrivaine par ce couronnement de son inspiration féroce. Le roman « Virgules en trombe » se lit d'une seule traite, j'ai soudain compris la fausse circonspection de mon libraire effarouché à juste titre... Sarah Haïdar était passée par là. A lire vraiment comme un viatique brûlant de vie, brûlant de mort. Réussir à concilier Eros et Thanatos dans le même ouvrage, méritait un chapeau bas...La révérence nous est imposée, nous la faisons avec un plaisir non dissimulé. Bien à vous mademoiselle...Avec une option prise sur votre prochain miracle écrit avec du feu. Sarah Haïdar, «Virgules en trombe», préface de Lynda Tebbani-Allouache, éditions Apic, Alger 2013. Prix conseillé, 500 DA.