Dans ce presque roman à l'avant-garde, l'auteure développe une relation matérielle et empirique aux mots, et va au bout du style. Si la structure de son texte abouti est assez claire et évolue selon un principe circulaire, Sarah Haider s'adresse à un nouveau type de lecteur, avec une écriture débarrassée de toutes les contraintes (sociales, politiques, historiques, morales, etc.). Par ce texte, elle nous (ré)apprend que la littérature est un acte ultime de liberté. “C'est uniquement par lâcheté que l'on se fabrique des horizons imprenables parce que l'inaccessible nous conforte dans notre incapacité de contrer l'accessible ; parce que l'impossible nous aide à fuir les innombrables embûches du possible ; parce que l'écriture a cela de plus luxueux que la vie : elle n'a pas besoin de se réaliser !", écrit Sarah Haider, dans son presque roman déroutant, “Virgules en trombe", qui vient de paraître aux éditions Apic. L'auteure – dont l'ouvrage, premier texte en langue française, a été qualifié par son éditeur comme étant un “presque roman", mais on pourrait nous-mêmes le considérer comme une sorte de “manifeste" ou un “objet littéraire", qui fonde et concrétise une nouvelle écriture algérienne dont les jalons avaient commencé à être posés au début des années 2000 – réfléchit sur l'écriture, et va non seulement au bout de sa réflexion mais également au bout des mots. Outre les chassés-croisés narratifs, les jeux de mots, les clins d'œil littéraires et artistiques, et le jeu avec le lecteur, “Virgules en trombe", construit sur un principe circulaire, répond à des interrogations fondamentales dans la littérature, notamment celles relatives à l'identité d'un auteur, aux limites de la fiction et aux liens qui se tissent entre un écrivain et ses personnages, ses lecteurs et les mots qu'il utilise. Il est également question du sens de la vie et du rapport à la création. Comment rendre nos existences spleenétiques intéressantes dans un cycle (de la vie) où la mort est une issue inéluctable ? Ecrire est la réponse que donne Sarah Haider, qui n'intellectualise aucunement l'acte d'écriture. Elle le vit. Le pourquoi de l'écriture est une question que Sarah Haider reformule continuellement, éternellement, jusqu'à nous donner le vertige. De même qu'elle écrit selon un double mouvement : prendre et se délester, mourir et renaître, quitter les mots et les reconquérir, l'auteure projette sur nous, lecteurs, un double sentiment : une sensation de jouissance et de dégoût en même temps. “Virgules en trombe", qui n'a pas de trame, montre comment un auteur se vide pour renaître à nouveau. Ce sont les pérégrinations mentales d'une écrivaine habitée par ses personnages. C'est une expérience de l'écriture. Ainsi, le lecteur accompagne le processus de création, perce les fragilités et les questionnements d'un auteur, et explore les territoires de l'imaginaire et de la fiction. Telles des matriochkas, à mesure qu'on tourne les pages, on découvre une nouvelle histoire, on fait connaissance avec un narrateur-personnage qui se dévoile, qui ose dire tout haut ce que l'on ose à peine penser tout bas. “Virgules en trombe" présente une galerie de personnages, sans âge, assez fascinants : du nègre littéraire, alcoolique, au violeur d'enfants qui dévore ses victimes, en passant par le journaliste en mal de reconnaissance, jusqu'à cette avocate qui voit sa réalité s'ébranler. Tous ont fait l'expérience de la littérature. Et pour tous, cette aventure a été fatale. Pourtant, la littérature ne change pas le monde. Elle n'a pas d'influence directe sur notre monde, alors comment la littérature peut-elle changer des vies et les transformer ? Pour le démontrer, Sarah Haider insiste sur la nature mortifère de l'écriture, sur la relation étrange qui naît entre un lecteur et un texte, et va au bout de son style. Elle emprunte, comme elle l'écrit, le “chemin du non-retour esthétique". Entre ses lignes, au détour d'une phrase, et même d'une virgule, au milieu de tout cet effondrement esthétique, on lit des blessures qui n'ont pas encore été cicatrisées, on lit une mémoire blessée. L'auteure insiste sur la mémoire et voyage dans le temps et dans l'espace pour trouver des réponses à ses nombreuses interrogations. Lynda-Nawel Tebbani-Alaouache, universitaire, note dans sa préface que “ce n'est pas une histoire que raconte ce roman, c'est un combat". Effectivement, c'est un combat littéraire, esthétique, social, politique... C'est le combat de tous les combats, le combat de la littérature, et de la manière dont il faut être au monde. Par ce roman, Sarah Haider, qui sort du carcan de l'écriture féminine en arborant une écriture plutôt “asexuée", nous rappelle ce que l'on avait oublié depuis longtemps. La littérature est loin d'être un confort. C'est un processus de création qui passe forcément par la mise en danger de son auteur. Un risque que presque plus personne ne prend aujourd'hui. “Virgules en trombe" est une œuvre aboutie, où toutes les situations sont extrêmes ou exacerbées. Une œuvre traversée par des courants souterrains qui permettent à l'auteur de remettre en question une esthétique, une forme, un certain conventionnalisme et confort dans l'écriture. S K “Virgules en trombe" de Sarah Haider. Roman, 158 pages. Editions Apic. 500 DA.