Avec des prédispositions pour la poésie engagée et le théâtre, Kateb Yacine a été l'un des écrivains à avoir touché à tous les genres littéraires en même temps. Il a été à la fois romancier, dramaturge, poète, nouvelliste. Un génie de l'écriture Les situations tragiques qui ont fait partie de son vécu en Algérie ou ailleurs, ont été pour lui des sources inépuisables d'inspiration pour des œuvres dramatiques de grande qualité et aux titres évocateurs : «Le cadavre encerclé», «Les ancêtres redoublent de férocité». Puis, il fait paraître «La femme sauvage», «Nedjma», «Le Polygone étoilé», qui sont autant de variantes d'une même thématique et issus d'un même espace géographique Des tragédies sur fond de théâtre grec antique Mais la ressemblance est fortuite. Kateb lui-même a découvert des similitudes d'écriture avec les tragédies anciennes qu'après avoir lu les pièces d'Eschyle et de Sophocle. Pour lui, la tragédie a été le fruit d'une lutte sans merci des populations algériennes pour la libération de leur pays. Mis très tôt dans le bain des conflits politiques, l'écriture des livres de combat est venu spontanément, et ce, à la faveur de ses dons naturels : facilité d'expression, maîtrise d'une langue pour lui étrangère et qui ne lui avait été enseignée que jusqu'à la 3e du lycée de Sétif, d'où il a été mis à la porte pour avoir pris part aux évènements du 8 mai 1945. Depuis, il a été pris de passion charnelle avec Nedjma, figure emblématique de l'Algérie. En 1946, il a publié «Soliloques», recueil de poèmes qui devait porter les marques d'un bouleversement qu'il n'était pas en âge de supporter: images d'Algériens tués, mère devenue folle à la suite de son exclusion de l'école et de son emprisonnement, arrestations arbitraires et humiliations. Ainsi, le 8 Mai 1945 a été l'élément déclencheur de l'aspect dramatique dominant dans les œuvres de Kateb. Il y eut les massacres de Sétif, Kherrata, Constantine, avant les 7 ans et demi de guerre de Libération déclenchée quelques années après. L'auteur, qui avait la vocation de l'écriture, s'était engagé pour un théâtre comparable à celui de la Grèce antique dont les guerres, comme celle de Troie, a été un thème privilégié pour de vraies tragédies. On a découvert que «Le cadavre encerclé» qui retrace les évènements de 1945, est une tragédie comparable à Prométhée enchaînée et à l'Oresthie d'Eschyle. Aimé Césaire, artisan de la Négritude en tant qu'auteur de renommée mondiale et antillais d'origine africaine, a trouvé la similitude incontestable entre le théâtre de Kateb avec celui d'Eschyle, par l'emploi des chœurs, le style lyrique, la thématique à dominante dramaturgique. D'ailleurs, ces tragiques grecs ont été, dans tous les temps, d'une grande influence dans les autres pays d'Europe. Une écriture au destin tragique prenait forme La révolte sanglante de Sétif, et de toutes les villes de l'Est algérien en 1945, avait été déterminante pour la prise de conscience de Kateb et sa vocation de dramaturge. De jeune lycéen exclu de la classe de 3e pour sa participation aux évènements qui avaient fait 45 000 morts, Kateb était devenu, presque sans transition, une célébrité dans le monde du théâtre. Voici ce qu'il dit : «J'ai écrit les premières scènes du Cadavre encerclé en 1945, c'est-à-dire au moment de la première insurrection, qui fut écrasée. J'étais un écolier, je vivais dans la poésie, dans les livres, je ne comprenais nullement ce qui se passait autour de moi. Puis, je me souviens, il y a eu une manifestation dans les rues, et simplement parce qu'il y avait des camarades qui se trouvaient dans cette manifestation, comme un étudiant, j'ai voulu être avec eux, exactement comme on veut être avec des étudiants qui chahutent. Je suis rentré dans le cortège, et ça a mal tourné. Pour moi, ça n'était rien, j'ai été foutu en tôle, mais pour ma mère, ça a été plus grave. Elle a perdu la raison. Lorsque je suis sorti de prison, j'avais une vision du peuple.» Par ces paroles qui brossent un tableau assez complet de l'itinéraire de l'auteur, nous comprenons ses choix dictés par les péripéties qui l'ont conduit à devenir une sommité en littérature algérienne. Nous avons appris pourquoi il y a dans ses œuvres une alternance du politique, des sentiments amoureux et de la poésie. L'extrait précieux de Kateb, tiré d'une étude de Dominique Combe sur l'auteur et que nous avons eu l'avantage de lire, nous explique comment notre écrivain de talent a su faire alterner la politique, l'amour et la poésie. La politique est venue à lui par le biais des injustices coloniales pendant son adolescence. Quant à l'amour, il l'a vécu intensément grâce à une proche et dont il a eu du mal à se détacher, considérant que les priorités étaient dans le combat libérateur. Sa poésie, il l'a héritée de sa mère, férue de littérature populaire, et peut-être même aussi de son père dont le niveau de culture suffisait pour inculquer à ses enfants des notions suffisantes pour bien se débrouiller dans leur univers scolaire et social. C'est par la poésie que Kateb est devenu ce qu'il a été: un homme éloquent, très vif d'esprit. Et que de fois nous en avons eu des preuves lorsque dans des débats, il a eu à répondre de manière cinglante à tous ceux qui ont essayé de le mettre en difficulté. Il avait des réponses convaincantes à toutes sortes de questions pouvant émaner de le plus grande diversité possible d'intellectuels ou qui se sont considérés comme tels. Les dramaturges afro-américains comme Césaire, Ed Glissant et l'Ivorien Dadié, qui ont une longue expérience des tragédies, s'alignent tout à fait sur les idées de Kateb dont les personnages sont devenus aujourd'hui des mythes: Nedjma et Lakhdar omniprésents dans ses œuvres théâtrales ont incontestablement l'envergure de «Dionysos», et «Prométhée». «Nedjma» en tant que figure emblématique de l'Algérie, «Lakhdar» comme incarnation de tous ceux qui en Algérie ont fait partie des victimes de tortionnaires, des martyrs de toutes les révoltes et de la guerre de Libération. Aimé Césaire comme Kateb, dont les œuvres théâtrales s'inscrivent dans le combat anti-colonial, ont produit un théâtre mythique, selon le spécialiste Dominique Combe. On a quand même pu relever cette particularité dans cette volonté des critiques littéraires de placer Kateb dans la lignée de Brecht. Il dit ceci, à son suet : «J'ai rencontré Bertolt Brecht (que j'admire), mais nous avons surtout polémiqué. D'après lui, la tragédie ne se justifiait plus, les situations tragiques étant sans issue». D'après Glissant et Kateb, Brecht exclut le combat libérateur anti- impérialiste. «Si je parle d'impérialisme en Algérie, dit Kateb, mes concitoyens comprennent bien ce dont il s'agit parce qu'il sont en plein dedans», contrairement à Brecht qui n'a pas la même audience ou le même contexte socio-politique.