Le 13 octobre 2014, El-Khabar sort un gros pavé de deux pages pleines comme un œuf qui suivent une première page illustrée de la photo du ministre de la Communication. Les titres et les surtitres de cette première page véhiculent tous des messages vengeurs prenant à témoin l'opinion publique : «Tentatives visant à bâillonner la presse libre en Algérie» ; «Le ministre de la communication veut assassiner El-Khabar», «La succession par l'héritage au pouvoir passe par le bâillonnement» et «Le ministre de la publicité... nanifie la profession des grands ». En pages intérieures, (02 et 03), El-Khabar livre une compilation d'états d'âme et d'opinions exprimées par une brochette de leaders de partis «visibles au microscope » et de professionnels de la chronique et du commentaire. Le tout va dans le même sens : vilipender à tout va. Le 4 novembre, El-Watan prend le relais pour resservir la même soupe dans le même style vengeur) sur deux pages de commentaires avec, comme El-Khabar, sur plus de la moitié de la une, la photo du ministre. Dans les écrits de quotidien dit «de référence», les dénonciations ne répugnent pas à l'invective : «Hamid Grine chargé de la sale besogne» et de comparaison se voulant outrageante : «Quand le makhzen inspire Alger». Ce «dossier», une imitation de celui publié par El-Khabar trois semaines plutôt. On bat même le rappel d'une vieille relique, Kamel Bouchama, l'ancien ministre et thuriféraire de feu M. C. Messadia, le gourou du parti de l'article 120/121. M. Bouchama doit bien cela au quotidien qui lui réserve de temps à autres de bien grands espaces pour la promotion de ses idées et de ses écrits. Le 5 novembre, El-Khabar, reprend en page 24, le bâton-témoin sur la base des écrits d'El-Watan du 4 novembre, en mettant en exergue les propos du même Bouchama. Le quotidien francophone revient à la charge le 24 novembre 2014 avec la contribution d'un avocat sur toute la page deux, habituellement consacrée aux informations de première fraîcheur. L'avocat dénonce «l'hégémonisme de l'Anep sur la publicité institutionnelle». La campagne médiatique a tout l'air d'une guerre dans laquelle les journaux sont utilisés comme des armes de destruction. A aucun moment, on ne donne comme le veut la pratique journalistique, la parole à la partie attaquée. Que penser en effet de la moralité des propos suivants publiés par El-Watan le 4 octobre 2014 en page trois : «Il (le ministre) est sans foi ni loi et il est capable de marcher sur des cadavres pour atteindre ses objectifs.» Ces paroles seraient selon El-Watan celles d'un membre de l'actuel gouvernement. Ce ministre virtuel dont le nom n'est pas cité, et ne le sera jamais, restera une invention de l'auteur de l'article. En somme, le mensonge est du journaliste qui tente ainsi de manipuler son lecteur. Généralement, seuls des journalistes peu soucieux du respect des principes fondamentaux de leur métier utilisent ce procédé de la source officielle «qui veut garder l'anonymat» pour tenter de discréditer les personnes qui sont dans leur ligne de mire ou dans celle de leur donneur d'ordre. Il en est de même lorsqu'il y a recours à des procédés spécieux pour attaquer le crédit d'une personne. El-Khabar rapporte en page 27 de son édition du 17 novembre une pseudo-information aussi bête que méchante qui relève tout simplement de l'acharnement médiatique. Il est reproché, dans ce petit article à un conseiller en communication de H. Grine d'être né et d'avoir étudié au Maroc. Il est également stigmatisé pour le simple fait d'avoir été journaliste dans l'équipe de la chaîne Khalifa TV. Depuis quand le lieu de naissance d'un être humain est-il devenu un délit ? Depuis quand faire des études dans une université étrangère, fut-elle marocaine, relèverait du condamnable ? Mais pourquoi le ministre de la Communication suscite-t-il autant de colère vindicative ? La situation, assez complexe, a en réalité un soubassement vieux comme le monde : l'appât du gain. La manne publicitaire a toujours été l'objet de confrontation d'intérêts dès l'apparition de la presse privée. Voilà donc le débat sur ce sujet, qui refait surface dès cette mi-octobre 2014. Les protagonistes se connaissent très bien. Hamid Grine, qui a été durant plus d'une décennie directeur de la communication de Djezzy, est un ancien journaliste. Il n'ignore donc rien de l'enjeu que représente la publicité. Il n'ignore également rien de ce petit monde, de ses habitudes, de ses demandes et de ses faiblesses aussi, notamment la bruyante casserole que traîne ce directeur de journal compromis dans la fosse à lisier qu'est l'affaire Khalifa. Il sait aussi toute l'étendue de leur appétit de cette réclame si facilement pourvoyeuse de flots de dinars qui ont donné richesse, pouvoir et grande assurance à nombre de directeurs de presse. Grâce aux rentrées financières qu'assure la publicité, leur position s'est, en effet, tellement renforcée durant la décennie écoulée qu'ils sont devenus, l'arrogance affichée au grand jour, une véritable opposition politique au lieu et place d'une foule de partis trop factices pour être capables de tenir un rôle sur la scène algérienne. Conséquences : apparition d'une situation assez curieuse affichant des rôles inversés où ce sont les journaux qui maintiennent en vie des partis fantomatiques pour pouvoir exprimer à travers déclarations et communiqués l'opposition qu'ils développent face au régime. En d'autres termes, lorsque cette presse veut rendre publique une attitude politique, elle actionne ces formations qui vont, c'est évident, dans le sens du poil (lire à ce propos les réactions publiées par El-Khabar le 13 octobre, en page trois sous le titre «Le pouvoir veut mettre à genoux l'opposition»). Sans cette situation, pour le moins assez paradoxale dans laquelle c'est la presse qui suscite, anime et oriente les débats, une cinquantaine de formations, véritable cohorte politico-folklorique, seraient absolument inaudibles. Or, la démarche de Grine, particulièrement, l'idée de «contrat vertueux» est vue par les deux journaux comme une volonté de remise en cause de leur accaparement hégémonique du pactole publicitaire. Enjeux économiques Il aura suffi de quelques petites semaines après la nomination du gouvernement, au début de mai 2014, pour que les éditeurs sachent avec précision où veut en venir le nouveau ministre de la Communication. Ses déclarations sur les faiblesses du journalisme algérien ont dû dresser les cheveux sur plus d'une tête de responsable éditorial. Beaucoup de journaux ont assis leurs tirages, leurs ventes et l'intéressement des annonceurs sur un journalisme de facilité. Ils mesurent rarement le poids et la gravité de leurs écrits. Les articles que réprouverait n'importe quel journaliste soucieux de l'honorabilité de son métier foisonnent, démentant les slogans ostentatoirement affichés sur les frontons de leur première page. Donnons un exemple très concret. Ici, El-Watan ne s'attaque pas à une personne, ce qui serait un moindre mal. El-Watan s'attaque au pays et à la mémoire des martyrs de la Révolution qui ont permis à un Belhouchet de mettre sur pied un journal qui a maintenant un chiffre d'affaire d'un milliard de dinars. Que le lecteur juge de la moralité des propos publiés dans l'édition d'El-Watan Week-end du vendredi 26 décembre 2012 : « Hollande a reconnu les méfaits et les crimes coloniaux. Il faut le reconnaître, il a lui aussi une opinion publique qui l'attend lors des prochaines élections. Il se trouve qu'il y a encore des voix algériennes politiques qui jugent insuffisants les aveux et la reconnaissance du fait colonial par Hollande. Cela vient surtout des cancres du FLN et de ses organisations satellites. Ces milieux feraient mieux de dire toute la vérité sur la guerre d'Algérie et éclairer les jeunes sur les crimes et assassinats commis par certains dirigeants de l'époque» ! Et ce n'est pas le meilleur. Selon El-Watan, ce sont les Algériens qui sont en train de présenter des excuses pour expier leur impardonnable faute d'avoir chassé les colons. «Mais maintenant que les responsables de cette déchirure ne sont plus de ce monde, à qui faire des excuses si ce n'est remuer le couteau dans la plaie, car du temps est passé depuis. En plus, des millions d'Algériens sont installés en France avec le titre de citoyens français et d'autres milliers qui comptent les rejoindre pour fuir l'Algérie. Cela n'est-il pas une forme d'excuse de la part des Algériens d'avoir chassé les colons et autre Français d'Algérie ?» Ces écrits incroyables sont publiés comme des prises de position des lecteurs dans le forum d'El-Watan week end. Cependant, n'importe quel étudiant en journalisme vous dira que les écrits d'opinion non expressément signés sont en réalité le fait de la rédaction, mais il s'agit d'une rédaction qui n'a pas le courage d'assumer la teneur des propos qu'elle publie. Cette bavure ne serait-elle pas le fait d'un jeune journaliste inconscient du poids des écrits ? Non, ces écrits qui vilipendent l'Algérie rejoignent bien le point de vue défendu par Omar Belhouchet, le directeur de la publication devant le sénat français en 2012, année du cinquantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. Dans sa déclaration, Belhouchet traite d'«extrémistes » les militants du FLN qui veulent continuer à entretenir la mémoire sur les crimes de la colonisation et de l'armée française. Il vaut mieux, pour bien saisir la teneur de ses propos, aller l'écouter sur cette vidéo diffusée sur le site du Sénat française :http://videos.senat.fr/video/videos/2012/video13490.html. La remise en cause de ce journalisme à l'emporte-pièce et l'organisation du secteur de l'information risquent de tuer la poule aux œufs d'or. D'où la levée de boucliers des deux titres. Le courroux des journaux mainstream s'explique en ce sens que la réalisation du canevas de Hamid Grine va toucher aux faramineuses recettes du patronat de la presse. Il est évident que même la carte nationale de presse va leur coûter des sous. En effet, la réalisation et la délivrance de la carte de presse implique le recensement des journalistes professionnels. «Ces derniers seront identifiés sur la base de leur contrat de travail et de la fiche de la CNAS» (voir http://www.tsa-algerie.com/.../entretien-avec-hamid-grine-mi.../). Or, l'existence d'un contrat implique obligatoirement le prélèvement de l'IRG et l'acquittement par la partie patronale de la couverture sociale. Cela veut dire aussi automatiquement une meilleure visibilité des états salariaux qui sont pour l'heure dans une situation d'anarchie préjudiciable pour l'ensemble des journalistes et autres catégories de travailleurs. De cause à effet, la transparence de la masse salariale peut encore permettre de dégager 3% de cette dernière pour l'alimentation du fonds social de l'entreprise. Ce n'est pas tout. Que l'on pense aux 2% qui peuvent être alloués à la formation et au perfectionnement des personnels à partir des bénéfices que propose Grine. Voilà donc quelques sommes dont vont être soulagées les tiroirs-caisses de nos riches actionnaires, propriétaires de journaux. Ce qui n'est pas du tout pour leur plaire ! Ces dépenses à venir vont s'ajouter aux augmentations des salaires qui ont été consenties par effet d'entraînement grâce aux revalorisations dont ont bénéficié les médias du secteur d'Etat. Voyant que le secteur d'Etat des médias a permis une substantielle augmentation salariale, plusieurs collectifs de travailleurs dont les journalistes ont mis sous pression le très riche patronat de la presse pour arracher des augmentations. Dans certains organes, les revendications ont même abouti sur la mise sur pied de sections syndicale. Pour atteindre les objectifs visant à mettre de l'ordre dans la maison presse, Grine en appelle à la collaboration interministérielle : «En amont, nous allons saisir le ministère du Travail pour qu'il y ait des inspections pour relever dans les entreprises de presse qui a la couverture sociale et qui ne l'a pas. » (TSA, op citée). Allons donc, les services étatiques vont farfouiller dans les comptabilités ! Que vont-ils bien pouvoir lever comme lièvres. De la fraude et de l'évasion fiscale ? Ou encore des cas d'abus de biens sociaux ? N'est-ce pas que les entreprises de presse sont tenues de respecter la législation et à ce titre, comme elles ont des droits, elles sont aussi astreintes à des devoirs ! En termes plus clairs, des actionnaires, qui ont des revenus annuels approchant les 20 millions de dinars, vont être obligés de s'acquitter de leurs obligations fiscales. N'est-ce pas la justice, d'autant que ces journaux montent souvent des dossiers sur la question de l'imposition. Il bien sûr à exclure que les journalistes traitent des impôts des entreprises de presse. Conclusion partielle : la nouvelle démarche ministérielle menace la situation de rente de certains gros titres. Cependant, le plus important dans ce conflit a trait à la grosse galette qu'est la publicité. Les patrons de la presse privée ont été pris de panique lorsque le ministre a commencé à parler de liaison à faire entre «contrat vertueux» et marché publicitaire. Plus explicitement, selon le ministre, les annonceurs ne devraient pas orienter leurs encarts vers les rédactions qui foulent aux pieds les bonnes règles journalistiques. Top, dans le mille ! C'est là où cela fait le plus mal, parce que la publicité commerciale dont la source est le secteur privé représente dorénavant la part la plus grosse du marché. Si ce secteur privé en venait à accepter l'idée de ce «contrat vertueux», adieu vaches grasses, adieu vie de gros bourgeois ! Certains de ceux qui sont considérés comme de grands titres sont passés au journalisme du sensationnel ne rebutant pas devant les pratiques peu honorables de la presse people. Ce glissement s'est opéré lorsque les médias tous genres confondus sont entrés dans une phase de concurrence acharnée. La situation est d'autant plus concurrentielle qu'une partie des annonces vont désormais aux nouvelles venues : les chaînes de télévision privées. Ces dernières bradent carrément en vendant les temps d'antenne pour presque rien. En d'autres termes, les quelques journaux qui recevaient jusque là la plus grosse part du gâteau sont dorénavant obligés de partager. Il en est de même pour la petite presse écrite privée. N'arrivant pas à percer et ne recevant de l'Anep que de petits encarts, elle casse les prix pour pouvoir prendre une petite part. Si donc, en plus de la nouvelle situation du marché, ces dits grands journaux sont sanctionnés pour mauvais journalisme (sensationnalisme, fausses informations, scoops surfaits et accusations sans fondement) leurs affaires iront vers l'effondrement. Ces malheurs de la presse autoproclamée «grande» ne sont pas les seuls. Le marché de la pub s'est en outre grippé ces dernières années avec les retombées de la crise économique mondiale. Pour ne prendre qu'un exemple, les constructeurs automobiles français, accusés par la presse mainstream d'obtempérer aux injonctions du pouvoir et de la priver de ses annonces, connaissent en réalité des difficultés ; ils ont fermé des sites de production et vendent moins de véhicules. Il est tout à fait normal que leur budget publicitaire en pâtisse. Or si l'on s'amusait à feuilleter la collection d'El-Watan de 2013, on s'apercevrait que Renault était à l'origine d'une très grosse part dont bénéficiait ce journal. Il y a enfin, à ce propos, lieu de démentir certaines assertions : Renault a certes diminué sa pub mais il ne l'a pas coupé totalement. Autre grand annonceur passant par une période délicate : Djezzy qui restera prudent jusqu'à ce que son statut soit enfin établi après les péripéties qu'il vient de traverser. Signalons enfin que ces mauvaises nouvelles tombent en un moment fort inconfortable pour les deux titres. El-Khabar après avoir acheté dans le quartier très huppé de Hydra un siège à grand frais il y a quelques années s'est lancé depuis près d'un an dans la mise sur pied d'une chaîne de télévision. Ces acquisitions très coûteuses exigent des financements très lourds, probablement de l'ordre d'un milliard de dinars pour la seule chaîne de télévision. El-Watan, qui finalement n'est qu'un petit journal à côté des trois mastodontes arabophones, s'est endetté pour réaliser pour son siège un très grand immeuble. Réalisé sur une bonne dizaine d'étages, cet immeuble d'un coût de 500 ou 600 millions de DA a mis à mal les finances de l'entreprise El-Watan. Voilà pourquoi les patrons des deux journaux souffrent de fort désagréables irritations et enragent lorsqu'ils entendent parler de «contrats vertueux».