Ce jour-là, la route menant à Dellys me parut interminable. De longs cortèges de poids lourds et de véhicules touristiques convergeaient tous en direction des lieux sinistrés... Par Mme Yasmina Chaid-Saoudi (*) Bordj Ménaïel, Naciria, Baghlia, Taourga, Sidi Daoud et Ben Choud, lieux autrefois si pudiques, livrent d'un seul coup leurs entrailles déchirées à tous les visiteurs. Dellys enfin ! De Sidi El-Madjni à Oued Tiza, les dégâts engendrés par le séisme vont crescendo. Près de deux cents morts, des centaines de blessés et des disparus... De part et d'autre de Tala Oualdoune, des camps de toile sont improvisés, un mur de la mythique Dar essanaâ (Lycée technique) est endommagé. Un pan de Ras ettarf, le cimetière, est tombé entraînant dans sa chute cadavres et linceuls encore blancs. Ils dérapent vers Mayouya, une seconde précipitation dans le néant. Mais c'est à Aïn Salem en apercevant La Casbah ceinturée que je fus prise d'un sentiment où se mêlèrent colère et remords : accès interdit, risque d'éboulement. La Casbah s'effondre... De Sidi El Boukhari, je regardais, impuissante, ces murs arrachés à La Casbah dévalant en contrebas, ces blocs transportés, il y a bien plus de cinq siècles, et posés avec soin par des bâtisseurs vigoureux. Je réalisais tout d'un coup l'ampleur d'une autre facette de dégâts. Celle du patrimoine archéologique, de sa valeur, de l'histoire d'un peuple qu'on ampute de sa mémoire et qui, mon Dieu, si rien n'est fait pour la sauver, finira par basculer dans l'oubli, dans les tréfonds de l'inculture. Se dressant à 27 m au-dessus de la mer, La Casbah s'étend sur une superficie de 16,25 ha. Elle fut en 1844, lors de l'occupation française, séparée en deux par la nationale 24. La Basse-Casbah qui compte 7 ha et la Haute-Casbah qui en compte 9,25 ha. A leur arrivée, les colons détruisirent également plusieurs habitations mitoyennes avec Sidi El-Boukhari, notamment la grande mosquée où séjourna l'Emir Abdelkader en 1839 qu'ils convertirent en hôpital militaire. Jadis, La Casbah comptait 1 000 maisons et un nombre incalculable de fontaines, de mausolées, de fours et de forts. L'ensemble est entouré d'un mur essour, encore présent, dont certaines parties datent de l'époque romaine et hammadite. Quelques portes telles que Bab El-Bhar, Bab El-djiyad, Bab Essour et Bab El-djnane sont encore désignées comme des lieux clés par les autochtones. La Casbah de Dellys est, si l'on en croit les historiens, la plus ancienne d'Algérie. Antérieure à la période turque, elle fut fondée en 1068 par Moaz Edawla Ben Samadah qui accosta à Tadless chassé d'Almeria en Espagne par les Mourabitine. Sous son règne, Dellys prospéra tant et si bien qu'El Idrissi en fit l'éloge. La conception de l'habitat et quelques caractéristiques architecturales témoignent de cette époque révolue. L'une de ces caractéristiques, qui se trouve aujourd'hui au centre des débats, concerne le riyad ou jardin potager attenant. Le riyad, élément d'importance pour la population, ne se retrouve pas dans les autres Casbah proprement turques comme celle d'Alger, mais, évoque plutôt les maisons de l'Andalousie, notamment celles de Grenade. Il se trouve en retrait par rapport au «wast eddar» et s'ouvre à l'extérieur. On y plante du basilic, du jasmin et des roses ainsi que quelques arbres fruitiers. Les cultures les plus importantes se trouvent à l'ouest dans les parcelles de terre situées à Ladjenna (Les Jardins ) où les habitants de La Casbah passent les périodes estivales ou plus loin encore dans Laâzib. Maison avec riyad à La Casbah pour l'hiver et maison dans les jardins pour l'été, terres de Lâazib à cultures céréalières : telle était la conception de l'habitation chez les Dellyssiens où se mêlent économie, savoir-vivre et raffinement. Cette Casbah est, à l'instar de toutes les autres, divisée en plusieurs quartiers par des rues principales et des ruelles secondaires. On y trouve dans la Basse-Casbah, quatre grands quartiers dénommés Houmatte Eddarb, Sidi Elboukhari, Sidi Elharfi, El- Mizab et enfin le Marsa (port) qui faisait de Dellys une ville tournée vers la mer et abritée des vents par le cap Bengut. La Haute-Casbah en compte également quatre : Houmatte Salem, Hammam Erroum, Sidi Yahya et Sidi Mansour. Chaque quartier abrite le tombeau d'un saint construit à l'intérieur d'un masjid faisant office d'école coranique, tandis que les grands patrons de la ville, à savoir Sidi Abdelkader (El Djillani) et Lalla Matouba occupent les points les plus culminants ; Ras Ettarf ou Bordj Ihar pour le premier et Hammam Erroum pour la seconde. Assez singulières, les maisons comportent toutes un toit fait de demi-briques assemblées, et bien qu'elles ressemblent par certains éléments aux maisons de La Casbah d'Alger, elles s'en démarquent sensiblement, notamment par l'absence de terrasses. Après avoir franchi le portail, on pénètre dans la skifa, alcôve surmontée dans de nombreux cas d'un kbou qui n'est autre qu'un prolongement esthétique de la salle de séjour de l'étage. Ce kbou (voûte) forme du côté externe une machrabiya typiquement ottomane. On accède ensuite au wast eddar ou el houch, lieu de rencontre et de travail non sans avoir remarqué l'étable adinine qui se trouve toujours proche de l'entrée et le makhzen où l'on dépose provisions et nécessaire de pêche. Autour de la cour précédemment citée, on retrouve elbyout (les chambres), que l'on distingue bien des rhrof de l'étage ainsi que la buanderie, la cuisine, le hammam, l'incontournable puits et enfin le riyad. A l'étage, les eshayen (couloirs) s'ouvrent sur la cour et les rhrof dont la plus importante est amputée d'une partie pour le rangement du linge dénommée à juste titre le masrak. Je pourrai continuer longtemps encore cette description mais là n'est pas l'objet de mon propos. Le but escompté est d'informer le lecteur de l'existence de cette Casbah, de lui présenter quelques arguments afin de bien le sensibiliser. Mon but aussi est d'attirer les responsables, notamment monsieur le wali de Boumerdès et madame la ministre de la Culture sur la détérioration avancée de cette ville ancienne pour qu'ils prévoient non pas de raser ce qui reste, mais de le préserver en réfléchissant sur un plan de restauration d'urgence, car tout n'est pas perdu. Dellys vit aujourd'hui son second tremblement de terre. Le premier la secoua vers l'an 42 après J.-C. Entièrement dévastés, ses monuments furent éparpillés aux quatre coins entre Taourga et Takdempt. Plusieurs siècles après, elle arriva à se reconstruire tant bien que mal. La laisserons-nous péricliter encore une fois ? Avons-nous le courage de la sauver ? La Casbah de Dellys ne ressemble pas à n'importe quelle Casbah, car elle est la sédimentation d'innombrables acquis thésaurisés à travers l'histoire. Elle est punico-romaine par sa muraille, andalouse par ses Ryads, ottomane par ses machrabiyate, méditerranéenne aussi par son atrium et enfin berbère par l'intégration de l'étable au corps de la maison, par son substrat et surtout parce qu'elle est la sirène du Djurdjura. (*) Docteur en préhistoire, département d'archéologie, université d'Alger