Il n'a tenu que 18 mois à la tête du gouvernement. Habib Essid, technocrate âgé de 67 ans, a quitté le gouvernement par la petite porte. L'Assemblée des représentants du peuple (ARP), réunie samedi au palais beylical du Bardo, a refusé par 118 voix sur 148 (trois pour et 27 abstentions) de renouveler sa confiance à M. Essid, qui l'avait sollicitée sans trop se faire d'illusions sur l'issue du vote. L'essentiel des députés affiliés aux quatre partis (Nidaa Tounès, Ennahda, Afek Tounès et Union Patriotique Libre) associés à la coalition gouvernementale dirigée par M. Essid ont voté contre la reconduction du Premier ministre. Même si le Premier ministre sortant a été souvent ovationné lors de son discours par les députés, l'on savait que ces derniers allaient le lâcher hypocritement lors du vote de confiance. Le départ de ce dernier solde le conflit qui l'oppose depuis deux mois au président de la République Béji Caïd Essebsi, âgé de 89 ans. Le 2 juin, le chef de l'Etat avait fragilisé la position de M. Essid en lançant l'idée d'un gouvernement d'«union nationale», une initiative justifiée à ses yeux par la nécessité d'ouvrir une phase plus offensive de l'action gouvernementale. Alors que la Tunisie est confrontée à une croissance atone (0,8% en 2015) et un taux de chômage source de tensions sociales (15,4% au premier trimestre 2016 avec une pointe à 31% pour les diplômés de l'enseignement supérieur), le bilan «médiocre» du gouvernement de M. Essid sur le front socioéconomique a permis à ses rivaux d'orchestrer une agitation récurrente contre lui. Samedi face aux députés, M. Essid a tenu à défendre son bilan tout en dénonçant les manœuvres de déstabilisation dont il a été la cible ces dernières semaines et orchestrées par l'affairisme conquérant de certains groupes et puissants hommes d'affaires. Il a notamment affirmé que l'initiative du chef de l'Etat, au-delà de sa rhétorique sur l'«union nationale», visait avant tout à «changer le chef du gouvernement». M. Essid a révélé avoir reçu des messages – dont il ne cite pas l'origine – le pressant de démissionner et dont il a résumé ainsi la teneur : « u n'as toujours pas démissionné ? Allez, facilite-nous les choses. On a besoin du poste.» Le 20 juillet, il avait été plus précis dans un entretien à la chaîne Attessia TV, prétendant avoir été averti en ces termes : « L'un est venu me voir en me disant : "Démissionne, on te fera sortir par la grande porte." Un autre m'a dit : "Tu ne démissionnes pas, on va t'humilier." » Béji Caïd Essebsi aurait été déçu par la faiblesse affichée par le Premier ministre dans un certain nombre de conflits sociaux, notamment à Kasserine, dans le bassin minier (phosphate) de Gafsa et à Kerkennah, une île au large de Sfax. «On m'a proposé de transformer Gafsa en zone militaire mais j'ai catégoriquement refusé», a rétorqué le Premier ministre samedi devant les députés. Maintenant que M. Essid a perdu la partie, le chef de l'Etat se trouve confronté à une double difficulté. La première, qui tient du paradoxe, est que le chef du gouvernement forcé au départ a gagné en prestige personnel ce qu'il a perdu en pouvoir formel. En cette période de discrédit frappant la classe politique tunisienne, M. Essid aura incarné une conception de l'Etat face à des intérêts partisans, soit une posture morale qui lui vaut un incontestable courant de sympathie au sein d'une partie de l'opinion. Alors que nombre de juristes contestent la lecture présidentialiste de la Constitution qui a été celle du chef de l'Etat dans cette crise, M. Essid a tenu bon dans la défense du Parlement comme source de légitimité, un des acquis de la Révolution de 2011. L'autre difficulté pour le chef de l'Etat sera de trouver un candidat à sa succession. Il a dix jours pour trouver une personnalité de consensus susceptible de recueillir l'assentiment des neufs partis politiques et trois confédérations (syndicats d'employeurs et d'employés) qui ont cautionné l'initiative d'«union nationale» de M. Essebsi. Selon toute vraisemblance, le parti islamiste Ennahda devrait voir sa participation élargie au sein de la future coalition, une montée en puissance à la hauteur de son nouveau statut de premier parti représenté à l'Assemblée (69 sièges sur 217) qu'il doit, par défaut, à la désagrégation de Nidaa Tounès. La Tunisie va entrer dans les turbulences des tractations partisanes à la veille d'une rentrée sociale qui s'annonce chaude.