« Je voulais mieux connaître la vie de celui qui, aujourd'hui détient indiscutablement les cœurs de millions d'êtres humains ; je suis, désormais, plus que jamais convaincu que ce n'était pas l'épée qui créait une place pour l'islam dans le cœur de ceux qui cherchaient une direction à leur vie. C'était cette grande humilité, cet altruisme du Prophète, l'égard scrupuleux envers ses engagements, sa dévotion intense à ses amis et adeptes, son intrépidité, son courage, sa confiance absolue en Dieu et en sa propre mission. Ces faits, et non l'épée, lui amenèrent tant de succès et lui permirent de surmonter les problèmes.» Ce témoignage émane du célèbre dramaturge et critique irlandais, George Bernard Shaw (1856-1950), prix Nobel de littérature 1925, considéré comme l'auteur dramatique le plus important depuis Shakespeare et qui puisa son inspiration dans la critique de la société capitaliste. Ses propos peuvent surprendre plus d'un à notre époque alors que l'auteur, en son temps, n'était pas le seul à manifester autant d'égard au Prophète de l'islam. Il est vrai qu'en ces moments traversés par d'innombrables questions existentielles et où, plus que jamais, se pose le problème de la destinée humaine, au regard des crises morales et socio-politiques, il peut sembler naïf voire déplacé, pour certains, d'évoquer une figure religieuse et de vouloir tirer une quelconque leçon de son expérience, surtout lorsque cette dernière est dite prophétique. Le «désenchantement du monde » au sens weberien et le sécularisme triomphaliste peuvent induire l'obsolescence du religieux au profit d'une victoire sans appel du rationalisme. Mais ce serait sans compter avec l'éternelle quête de sens qui n'a jamais cessé de hanter l'humain. Malgré la désaffection à l'égard des religions traditionnelles et/ou classiques, les formes de religiosités qui meublent notre espace - se disant modernes - subsistent, surgissent et ressurgissent ça-et-là avec une ampleur plus ou moins perceptible. La manifestation la plus nette du phénomène de l'attachement humain aux « moyens de productions » du sens est l'impossibilité conceptuelle et matérielle de distinguer, aujourd'hui, à la manière de Durkheim les domaines du «profane» et du « religieux » dans l'activité sociale. On peut croire que ce besoin de sens est inhérent à la nature humaine et gît en son sein même. Les religions, en général, avec la montée en puissance des extrémismes, sont au ban de la « société pensante » et des médias d'aujourd'hui. L'islam dont l'approche ne bénéficie pas de la même disposition d'esprit que celle adoptée pour l'étude des autres monothéismes se trouve indexé comme la parfaite illustration du péril religieux menaçant les libertés, la démocratie et aux antipodes de l'esprit laïc et du progrès. Du coup, appréhendée hors des conditions sociales et historiques de son émergence dans les différents contextes où elle est au cœur du monde social, la religion musulmane est stigmatisée et confinée dans des schémas qui en font un monothéisme particulièrement monolithique, donc incapable de fournir l'impulsion et le dynamisme nécessaires à l'entrée dans la modernité. Pourtant, un retour sur le parcours du Prophète Muhammad (QSSSL) permettrait de voir, sous plusieurs aspects, comment cette religion qui naquit au 7ème siècle a toujours été source de dynamisme et facteur de changement façonnant aujourd'hui la vie de plus d'un milliard d'individus sur cinq continents. Evoquant la personnalité de Muhammad (QSSSL), on se rend compte de l'extraordinaire manière dont la religion qu'il a professée a su épouser les contours de diverses cultures, unir dans leur diversité des peuples aux traditions différentes et rapprocher des contrées éloignées aux conditions socio-historiques variées. Quelles que soient les opinions contradictoires émises par les uns et les autres sur ses formes, l'expansion de l'islam a toujours intrigué les analystes les plus rompus aux processus historiques. L'échelle de temps, l'étendue du champ et les adaptations sociologiques de cette expansion qui n'a pas nui à l'harmonie sociale des sociétés ayant embrassé l'islam sont tant d'éléments qui méritent réflexion. «Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens et l'immensité du résultat sont les trois mesures du génie humain, qui oserait comparer un homme de l'histoire moderne à Mahomet ? », se demandait Alphonse de Lamartine en 1854. Ces questionnements s'inscrivent dans cette absence d'explication exhaustive du phénomène Muhammad (QSSSL). Loin de nous, la prétention d'essayer de fournir toutes les clefs permettant d'établir une grille performante de lecture de l'histoire de cet homme hors du commun pour les Musulmans. En plus de la qualité de l'homme, le caractère « surhumain » de son dessein rend impossible toute exhaustivité. L'auteur de la Vie de Mahomet prévient que ce n'est point une mince affaire de rendre compte de toutes les facettes de la vie du Prophète de l'islam qu'il considère comme le plus grand : « Jamais un homme ne se proposa, volontairement ou involontairement, un but plus sublime, puisque ce but était surhumain : Saper les superstitions interposées entre la créature et le Créateur, rendre Dieu à l'homme et l'homme à Dieu, restaurer l'idée rationnelle et sainte de la divinité », affirme t-il, sans réserves. Nous nous limiterons, donc, à une simple re-visite des étapes de sa vie en nous arrêtant surtout sur les conséquences de cette prédication et de ce message sur le cours de l'Histoire. Malgré les désaccords et les divergences de vues, la naissance du Sceau des prophète ce 22 juin 570 (ou 571 d'après d'autres sources) à la Mecque marquera les esprits pour toujours. Le fils d'Amina et d'Abdallah Ibn Abdelmutallib est né dans une société en pleine mutation à un moment de l'histoire arabe qualifiée par les traditions islamiques de trouble et sombre. Et voici que, selon les termes de Mujtaba-Musawi Lari, qu'« un autre soleil se leva dans le ciel obscurci dont la lumière éclaira soudain l'horizon sombre de la vie ». Le mérite d'un tel être fut, selon ses adeptes, de devenir l'homme le plus sublime au monde après avoir été élevé dans une société corrompue et injuste. Les moyens pour arriver à son but ne pouvaient être que très modestes à l'égard de sa condition sociale d'orphelin à l'enfance secouée de péripéties douloureuses. N'ayant jamais vu son père disparu peu avant sa naissance, séparé, très tôt de sa mère par la mort, puis privé de l'assistance de son grand-père Abdelmutallib, ce notable de Quraysh, qui lui fit défaut dès qu'il eût huit ans, Muhammad (QSSSL) sera sans défense dans la société qu'il voulut transformer et où il ne pouvait plus compter sur l'appui de son oncle, Abû Talib qui quitta ce monde alors que le futur prophète n'avait pas encore commencé sa prédication. Dans son Khilâs al-Dhahab fî Sîrat Khayr al-‘arab, Seydi El Hadji Malick Sy de Tivaoaune (Sénégal) qui a fait de la célébration du Mawlid un événement d'une grande ampleur, décrit bien cette jeunesse de Muhammad (QSSSL) et ses multiples péripéties. L'orphelin qui voulait devenir le père de l'humanité, le refuge des opprimés dans une société inégalitaire et le compatissant des misérables, puisera étonnamment dans l'accoutumance à la souffrance, des dénuements et des malheurs, la force indispensable pour accomplir sa mission. Ainsi, le jeune Mecquois qui ne sortit de son Hijâz naturel qu'à deux reprises : une fois en compagnie de son défunt oncle et lors de son travail de caravanier au service d'une riche veuve qui l'épousera et lui apportera tout son soutien, aura un destin difficile à assumer tellement la tâche était colossale. La tradition est assez prolixe au sujet des qualités morales et personnelles qu'elle trouvera chez Muhammad (QSSSL). N'est-ce pas dans cette société mecquoise qui le combattra qu'il gagna le titre d'Al-Amîn « le digne de confiance » ? A première vue, le déroulement de sa carrière prophétique, n'aura aucun caractère original au regard des similitudes avec tous les porteurs de messages religieux ou autres auxquels leur société d'origine a toujours opposé une farouche résistance. Nul n'est prophète chez soi dirait, la maxime ! Mais, on ne saurait nier la spécificité du premier cercle des adeptes de Muhammad (QSSSL) dès l'an 610 ap.JC. La tradition universitaire des années 70 fortement inspirée par une analyse marxisante dans sa démarche, a longuement insisté sur la dialectique caractérisant les premières années de la prédication muhammadienne. Il est vrai que certains aspects de sa vie et de sa prédication ont bien l'air sinon d'une « révolution », du moins d'une profonde mutation sociétale. A une société marquée par un polythéisme faisant partie du système socio-économique, Muhammad (QSSSL) proposera l'adoration du Dieu unique. Au culte des divinités représentées, sculptées, il tentera de substituer celui d'une religion qui crée le rapport abstrait entre Dieu et l'homme. C'est dans ce sens qu'Alphonse de Lamartine voit en lui « le restaurateur de dogmes rationnels et d'un culte sans images ». (A suivre)