Dans «la Civilisation des Arabes», Gustave Le Bon, estimait qu'il suffit d'«un coup d'oeil sur un monument appartenant à une époque avancée de la civilisation arabe (palais, mosquée, objet quelconque, encrier, poignard reliure d'un Coran) pour constater que ces oeuvres sont tellement caractéristiques, qu'il n'y a pas jamais d'erreurs possible sur leur origine. » Il peut y avoir une parenté avec l'art de Byzance et de la Perse, notamment si l'œuvre date de la deuxième période du Califat de Baghdad. Mais l'influence arabe reste très forte. Un tiers de siècle après Gustave Le Bon, un connaisseur de l'art arabo-musulman, Georges Marçais recommandait au lecteur de faire une « expérience » : «Vous avez une heure à perdre ; vous feuilletez ...une collection de photos d'œuvres empruntées aux arts les plus divers. Les statues grecques succèdent aux peintures des tombeaux égyptiens, les paravents brodés japonais aux bas-reliefs des temples hindous. Tandis que vous tournez les feuilles, vos regards tombent successivement sur un panneau de plâtre sculpté pris dans l'une des salles de l'Alhambra, puis sur une page de Coran égyptien, puis sur le décor gravé d'un bassin de cuivre persan. Pour peu que vous ayez un rudiment de culture artistique, vous identifiez immédiatement ces trois dernières images comme appartenant à l'art musulman...Nous voulons y voir la preuve à la fois de la personnalité de l'art musulman et de son unité... ». Jusqu'aux périodes tardives l'art musulman portait la marque de l'art arabe des débuts de l'Islam. Cela tient l'importance de l'arabité -notion culturelle non réductible à l'arabisme politique- dans la civilisation musulmane, qui est inhérente au Coran. Tout est parti en effet de l'impulsion religieuse qui fit de la Révélation la référence première de la civilisation musulmane qui incite à faire le bien, à rechercher le vrai et à apprécier le beau. La dimension esthétique est souvent soulignée dans le Coran : «Lors de chaque office, prenez votre parure avant d'aller à la mosquée»(VII, 31 ; traduction de Hamidullah); « Oui, Nous avons assigné à embellir la terre tout ce qui s'y trouve, afin d'éprouver qui d'entre eux est le meilleur à l'oeuvre» (18, 7). Nombreux sont les versets qui exhortent le musulman à se pénétrer du spectacle de la beauté dans le monde vivant qui l'entoure. « Il y a en lui (le bétail) de la beauté pour vous quand vous les ramenez le soir, et quand le matin vous le conduisez au pâturage » (XVI, 6) ; « Et ce qu'Il a produit pour vous sur la terre, varié en couleurs, en vérité, en cela, il y a un signe pour ceux qui sont capables de le remarquer » (III, 13) ; «Nous avons embelli de lampes le ciel le plus proche» (LXVII, 5). Un des hadiths du Prophète (qui sont les premiers commentaires du Coran) souligne l'importance de la dimension esthétique dans la nouvelle culture: « Dieu est beau et aime la beauté... La vie religieuse elle-même alliait le spirituel à l'esthétique. Le premier minbar (chaire) de la rustique mosquée de Médine était embelli par deux boules. Les soins apportés pour l'embellissement des chaires donnèrent le coup d'envoi à la sculpture sur bois. La reliure et l'enluminure du Coran firent l'objet de tous les soins. L'écriture arabe s'est muée en calligraphie, art suprême qui en s'épanouissant dans les manuscrits, les inscriptions, les monuments est vite devenu une spécialité musulmane. On l'emploie pour l'écriture ou comme tableau, sur les peintures ou sculptures murales, dans les tissages. Le développement de cet art, qui est né des soins apportés à bien écrire le Coran, à conduit à l'émergence de grands artistes comme Ibn Muqla, qui vécut à Baghdad entre 885-940. Son talent était tel qu'il était considéré comme « un prophète, à l'art consommé, comparable à celui qui a été révélé aux abeilles pour faire leurs rayons de miel aux cellules hexagonales ». L'écriture arabe joue un grand rôle dans l'ornementation et s'harmonise merveilleusement avec les arabesques. Jusqu'au IX° siècle, on ne fit usage que de caractères koufiques, ou de leurs dérivés, tels le karmatique et le koufique rectangulaire pour des inscriptions tirées du Coran. L'écriture arabe est tellement ornementale que les architectes chrétiens du Moyen Age et de la Renaissance ont souvent reproduit sur leurs monuments des fragments d'inscriptions arabes tombés par hasard entre leurs mains, et qu'ils prenaient pour de simples caprices de dessinateurs. C'est ainsi que des versets du Coran bien calligraphiés firent leur entrée dans la sacristie de la cathédrale de Milan, sans que leur sens soit connu, ni leur origine. Le portail de la cathédrale du Puy-en Velay est orné de motifs arabes que Jean Marie Le Pen fut étonné de découvrir un 15 août, où il cherchait à fuir les Arabes des banlieues... L'influence arabe est perceptible même au nord de la Loire dans l'architecture d'une petite église de la vallée de Chevreuse étudiée par Louis Massignon. L'art arabe fit aussi une bonne place à la couleur, « généreux élément de séduction». Selon un philosophe arabe, cité par Marc Bergé, « l'âme portée vers ce qui convient à sa nature, s'attache, en raison de son illumination, aux couleurs éclatantes...Elles l'amènent à la sérénité. Elles réjouissent le cœur, satisfont la raison, avivent la pensée, dilatent l'esprit et développent les facultés». L'originalité de l'art arabo-musulman et son caractère abstrait sont manifestés dans le dessin arabesque., dont Baudelaire a pu dire qu'il« est le plus idéal de tous ». A ses débuts, l'art arabe reproduit des motifs végétaux, fleurs et feuilles. Puis la stylisation s'accentue, l'interprétation se fait plus libre. A côté des motifs où la nature est une source d'inspiration (sinon un modèle), apparaissent peu à peu les formes purement géométriques. Ce style géométrique, joint à l'utilisation décorative des formes de l'alphabet arabe, devient l'élément essentiel de l'ornementation musulmane et parvient à son apogée au XIV° siècle. Il consiste en « des entrelacs de courbes sinueuses qui se croisent, se dénouent et se poursuivent sans fin, assemblages de droites au tracé pur, horizontales sereines ou verticales élancées, pourraient sembler rêvés par des imaginations capricieuses. Mais toutes les lignes, toutes les intersections sont mathématiquement calculées et font l'objet de traités de géométrie ». Du fait des progrès en mathématiques « les artistes savent les formules précises qui leur permettront d'entraîner les âmes dans leurs douces rêveries, des contemplations apaisées ou des élans extatiques... ». Le dessin se réduit à l'essentiel, « à sa forme la plus raffinée, la plus intellectuelle, un pur jeu de rythmes linéaires plus proche des mathématiques ou de la musique que des arts plastiques. En sa période d'apogée, le dessin arabesque fait penser à un contrepoint de J-S Bach, transposé dans le dessin ou la sculpture ». Nedjmeddine Bammate, qui rédigea le chapitre sur l'art du livre de son père Haïdar, « Visages de l'Islam » (Payot en 1946), estime que « par la simplicité de ses lois qui commandent à l'exubérance des formes décoratives, c'est aussi l'une des formes d'art qui expriment le mieux la pensée musulmane. Celle-ci s'attache toujours à percevoir, au-delà des apparences complexes et fugitives du monde vivant, l'ordre divin, absolu, immuable et, sous l'enchevêtrement des sensations et des pensées, l'unité de l'esprit ». Ces formes géométriques ne s'adressent pas seulement à l'intelligence ; elles peuvent aussi émouvoir la sensibilité. « C'est la répétition des motifs qui donne son intensité à la décoration par le dessin arabesque...répétition contribue à donner une unité à l'ensemble décoratif, en proposant au regard des points de repère et une certaine symétrie, mais encore elle favorise l'éclosion des sentiments mystiques. On sait en effet que, dans les arts plastiques comme dans la musique ou la poésie d'inspiration mystique, l'un des procédés les plus fréquents est la répétition insistante, le retour, obsédant jusqu'à l'envoûtement, d'une formule ou d'un motif qui ne vise pas à convaincre la raison mais à exalter l'âme. Quel n'est pas l'effet, sur le croyant, de l'affirmation impérieuse, catégorique, des articles de foi tirés du Livre saint, lorsqu'il les voit se déployer à ses yeux en une frise infinie ? ». Très tôt, les Arabes « plièrent la sculpture, la peinture, la mosaïque à leurs propres tendances, caractérisées par la discrétion du relief et le goût du «décor continu » mais « compartimenté » Dans cette affirmation d'un art très marqué par l'Islam, les Arabes «n'avaient rejeté aucune des techniques antérieures du décor, tout comme ils n'avaient rien écarté de tous les trésors intellectuels, ou religieux, qui ne s'opposaient pas directement au message de Mohamed ». Ils « intégrèrent et utilisèrent ces techniques conformément à leurs propres tendances qui, d'année en année, de siècle en siècle, et de contrée en contrée, contribuèrent à dessiner progressivement les contours originaux de leur civilisation arabo-islamique ». Ce qui fait que dès le premier siècle de l'hégire, la physionomie des villes arabes portait la marque du nouvel art. Les voyageurs et chroniqueurs Muqaddassi et Ibn Jobaïr en font des descriptions très révélatrices. Le premier, dans son récit sur Fustat (Le Caire) au X° siècle, fait une description de « ...la mosquée d'en bas », construite par Amr Ibn al Ass (compagnon du prophète nommé gouverneur d'Egypte) on y voit son minbar d'une belle facture ; sur ses murs il y a quelques mosaïques. Elle repose sur des colonnes de marbre; elle est plus grande que la mosquée de Damas...» «La mosquée d'en haut, construite par les Tulunides, est plus vaste et plus magnifique que celle d'en bas, avec de gros piliers portant des arcs et des plafonds élevés ; elle est en briques recouvertes d'enduit ; en son centre est une coupole construite sur le modèle de celle de Zemzem, et sous laquelle est un bassin d'eau...son minaret est en pierres , de peu d'élévation et a son escalier à l'extérieur. C'est un endroit plaisant à voir. La limite entre le quartier d'en bas et celui d'en haut est marquée par la mosquée d'Abdallah, qui a reçu la même ordonnance que la Ka'aba ». L'auteur compare avec la mosquée de Damas dont la renommée était telle que lorsque le calife Mamoun demanda : «choisis moi un joli nom pour cette fille» son conseiller répondit : « appelle la la mosquée de Damas, car c'est la plus belle chose ». Les progrès de l'art en Egypte depuis l'arrivée des Arabes avec Amr Ibn al Ass furent permis par l'accroissement du nombre d'artistes dont Maqrisi publie les biographie qui montrent la transmission des « capacités des Arabes en dessin, et en peinture» (Gustave Le Bon). Quant à Ibn Jobaïr, il donne une description précise de la ville d'Alep qui montre l'originalité de l'art et de l'architecture du temps du «Califat arabe» : «Nous arrivons à Alep dans la matinée du dimanche 24 juin 1184. Ville d'une importance considérable, dont le renom, en tous les siècles, a pris son envol. Bien des rois ont brigué sa main...Combien de passion ont bouillonné, combien de blanches lames ont été tirées contre elles. Sa citadelle est célèbre pour la puissance de ses défenses, remarquable par sa hauteur, sns égale, ni rivale parmi les forteresses...En une vaste assise, c'est comme une table circulaire, posée sur le sol. Ses flancs sont en pierre de taille ; ses proportions sont d'équilibre et d'harmonie...Voici le seuil de sa Majesté Royale ; mais où sont les émirs hamdanides et leurs poètes ? ils ont tous péri, mais sa fin à elle, n'est point encore venue... » Le grand voyageur (qui écrivait sa chronique un siècle avant Ibn Battouta) décrit la mosquée, puis la Madrassa hanéfite accolée à la mosquée. la plus considérable par sa construction et la rareté de son architecture...sa muraille méridionale s'ouvre toute entière sur des cellules et des chambres hautes, dont les fenêtres sont voisines les unes des autres. Tout au long du mur s'étend une treille de vigne qui porte des raisins ; chacune de ces fenêtres a sa part de ces raisins, dont les grappes viennent pendre devant elle ; celui qui y habite n'a qu'à tendre la main et les cueillir, accoudé, sans effort et sans peine. La ville a quatre ou cinq autres madrassa et un hôpital... » De la ville d'Alep, l'historien arabisant Jean Sauvaget dira: « il n'est nullement exagéré de prétendre qu'on est là devant une des plus anciennes villes du monde (XX°siècle av JC) et qu'aucune autre localité encore habitée et florissante ne peut s'enorgueillir d'un passé historique aussi ancien que le sien ». Cela montre comment l'art arabe s'est inséré harmonieusement dans cette cité antique au prestigieux passé. Le même, Sauvaget recensait, en compulsant, en 1932, la volumineuse « Histoire de Damas » d'Ibn Asakir, plus de 100 monuments évoquant encore le passé artistique de la capitale omeyade entre le VII° et le XV°siècle. (A suivre)