Les résistants kabyles, à leur tête Fadhma N'soumer, livrent une grande bataille contre l'Armée coloniale conduite par le Maréchal Randon. Les résistants kabyles arrivent à lui infliger une cuisante défaite. Deux jours durant, le village a explosé. Expos, galas, t'bal, couscous-party, l'association a mis le paquet pour marquer l'événement. C'est surtout une occasion, nous dira Mohand Sid-Ahmed, pour attirer l'attention des pouvoirs publics sur ce crime de “lèse-mémoire” fait à l'une des plus grandes héroïnes de tous les temps que notre patrie ait enfantée. Il s'agit donc d'une grosse opération marketing pour revisiter le passé et déterrer quelques vieilles haches que l'Histoire officielle veut ensevelir à jamais. Une relique sauvée de justesse Moment fort de ce jeudi : celui où nous nous retrouvons en face d'une vieille maison en pierres nues, celle-là même où avait vécu Fadhma n'Soumeur, où elle réunissait ses lieutenants, où elle recevait, où elle haranguait, où elle donnait ses ordres et fomentait ses révolutions. La maison a été elle aussi refaite. Elle était sur le point de s'écrouler. Dans la pièce, de vieux ustensiles, de la poterie, de la cire de vieilles bougies fondues et un sabre en fer forgé. Chaque pierre respire l'histoire et toute parole devient muette après. “Nous avons laissé cette pièce intacte et avons construit alentour”, dit Mohand. La petite mansarde est classée monument national. Encore qu'il a fallu courir pour la réhabiliter. L'association a profité d'une visite du wali de Tizi Ouzou au village en 1997 pour lui poser le problème. “Il nous a alloué une enveloppe de 50 millions de centimes et, grâce à cet argent, et grâce aux enfants du village qui ont tous participé aux travaux de restauration, ces murs ont pu être sauvés”, dit Mohand. Le wali en question est aujourd'hui ministre. Son nom : Mohamed-Nadir Hamimid. Lalla Fadhma était, semble-t-il, d'une grande beauté. Elle avait les yeux clairs, la peau laiteuse, la taille moyenne mais élancée. Elle serait née autour de 1830. Bien qu'ayant vu le jour au village de Soumeur, sa famille est en fait établie depuis plusieurs siècles au village de Ouerdja, un village voisin. Le père de Fadhma, un homme de religion, d'extraction maraboutique, s'était établi à Soumeur pour y répandre la parole de Dieu et c'est ainsi que Fadhma y vit le jour. Mais tout au long de son enfance, elle ne cessera d'osciller entre Ouerdja et Soumeur. Khaled Sid-Ahmed est un autre “descendant” de la lignée de Fadhma n'Soumeur. Khaled a 35 ans. Il est ingénieur en génie civil et travaille à son compte. Très branché histoire, il nous sera d'un précieux secours lors de ce voyage sur les traces de Fadhma n'Soumeur et de sa fulgurante épopée. “Je possède un arbre généalogique bien détaillé, dit-il. La famille de Fadhma N'Soumeur descend de Moulay Idriss, au Maroc, dont la lignée remonte jusqu'à Fatima, la fille du Prophète. Au 16e siècle, deux descendants de Moulay Idriss, en l'occurrence, Sidi-Ahmed Benyoucef et Sidi-Ahmed Améziane, sont venus en Algérie. Le premier s'est installé à Miliana. Quant au second, il est venu en Kabylie et s'est établi à Ouerdja”. Une conscience politique précoce Lalla Fadhma n'Soumeur grandira ainsi dans un univers maraboutique fortement empreint de rigorisme. Elle étudiera le Coran et la langue arabe dans le giron de l'enseignement prodigué par la zaouïa Rahmania, la confrérie qui embrasse tous les marabouts de Kabylie. En raison de sa forte personnalité, de sa beauté, de sa piété, on voulut la marier très tôt. Il se trouve qu'elle rejetait tous les prétendants qui se présentaient à elle. Elle finit par céder à la pression familiale et accepter un de ses cousins. Les noces seront de courte durée. Certains disent qu'elle a fugué au bout de trois jours, d'autres qu'elle a été rendue vierge à sa famille au bout d'un mois. Quoi qu'il en soit, on commençait à la redouter. “Ses frères ont compris qu'elle était différente, qu'elle avait un don”, dit Khaled. “Fadhma n'Soumeur devait mener un double combat : à la fois comme femme pour arracher sa liberté, et en même temps comme combattante dans sa résistance à l'occupant”, dit Abdelhamid Boukir de l'association pour la protection de l'histoire et des vestiges historiques (Béjaïa). C'est sans doute cet esprit frondeur et impavide qui l'érigera en icône des mouvements féministes. “Les historiens ne soulignent pas assez le fait qu'elle est issue d'une famille maraboutique où les femmes sont sévèrement contrôlées”, fait observer Mohand. Femme étrange, femme de caractère, femme crainte, femme savante, femme battante, elle avait, semble-t-il, des dons prémonitoires, si bien qu'elle sera surnommée la “Prophétesse”. Lorsqu'à partir de 1844, les troupes françaises commencent à gagner la Kabylie, elle fait preuve d'une conscience politique et nationaliste précoce. Elle a à peine 24 ans lorsqu'elle organise la résistance contre l'envahisseur. On est en 1854 et elle martèle : “Ennif ayathmathen”, “Ennif mes frères !” Un siècle d'avance sur la révolution de novembre ! Elle achète des armes aux Turcs, elle envoie des émissaires dans tous les archs, elle mobilise les femmes, aiguillonne les chefs de tribu, appelle au djihad. Très vite, son aura rayonne dans toute la Kabylie, et la voici, elle, la femme, la fille de marabout, à la tête de plus de 7 000 hommes. Certaines sources parlent même de 45 000 hommes. Sous sa houlette, la Kabylie devient plus qu'un état d'âme, un Etat tout court. Elle infligera des pertes inouïes à l'arrogant maréchal Randon et à ses troupes entre 1854 et 1856, à Azazga, à Tachkirt, à Larbaâ Nath-Irathen. Mais c'est sans doute dans la grande bataille d'Ichariden qu'elle montrera la pleine mesure de son courage et de son talent de stratège. Khaled nous mènera en voiture jusqu'au lieu où l'armée française, conduite par Bugeaud, dut battre en retraite sous les assauts de Lalla Fadhma et ses vaillants combattants. La stèle élevée céans est dans un état lamentable. Les plaques qui immortalisent ce moment sont arrachées. Des gravats encerclent le monument. Tout autour, des hectares de maquis ravagés par les flammes comme l'oubli ravage la mémoire. Troublant paysage et troublante métaphore. Khaled est formel : “C'est ici que le général Bugeaud a laissé sa canne”, assène-t-il. Vrai ou faux ? Difficile de vérifier tant les témoignages sont chiches et l'histoire bancale. “Le problème de la Kabylie est que son histoire est orale”, note Khaled avec pertinence. Une histoire en trous de mémoire Le maréchal Randon, après une trêve, finit par conquérir la Kabylie. Un arc de triomphe dressé à Larbaâ Naâth-Irathen porte la date de 1857. C'est celle où la résistance est vaincue. Lalla Fadhma, amoindrie, à bout de forces, se réfugie au village de Thaourirth (ou Thakhlijth) Ath Atsou, en contrebas du col de Tirourda. Surplombant ce village, un mémorial délabré surgit près d'un détachement militaire au lieudit Tizi l'jama. Le monument est toujours inachevé à ce jour. 1,4 milliard de centimes partis en fumée. Autre signe de la dislocation de la mémoire s'il en est. Khaled regarde le village où sa lointaine “aïeule” a été capturée et raconte : “Dans ce village, il y avait beaucoup de femmes et le délateur qui a vendu Fadhma ne la connaissait pas. Elle s'est rendue de son plein gré pour épargner la vie des autres femmes.” Emu, Khaled évoque des détails saisissants de la personnalité de cette femme de feu : “Elle disait aux femmes : maculez-vous de cendres pour cacher votre beauté et préserver votre honneur.” Traînée dans la tente d'un maréchal Randon impatient de connaître cette mystérieuse prêtresse qui lui avait tenu si ardemment tête, ce dernier lui demande : “Qu'avez-vous à vous battre pour un pays si inclément ?” Sa réponse est cinglante : “Ces montagnes nous ont appris l'honneur !” Khaled poursuit : “Randon était si ébranlé en entendant cela qu'il en a versé des larmes.” Le maréchal Randon la surnommera “La Jeanne d'arc du Djurdjura”. Lalla Fadhma n'Soumeur sera déportée vers un camp militaire dans les Issers avant d'être incarcérée à Tablat. C'est d'ailleurs là-bas qu'elle trouvera la mort en 1863, à l'âge de 33 ans, après six ans de détention. La chronique rapporte qu'elle est morte de chagrin pour son peuple et pour son pays. Détail sidérant : il a fallu attendre l'année 1995 pour voir ses ossements rapatriés à El-Alia dans l'indifférence générale, un 8 mars. 1863-1995. Il aura donc fallu 132 ans pour que Fadhma n'Soumeur ait sa place au Carré des martyrs. 132 ans… Un autre signe du destin… Le sort réservé à cette femme exceptionnelle en dit long sur l'injustice que l'Algérie indépendante lui a faite. Sa famille n'a ni pension ni aucun privilège d'aucune sorte. Aucune statue digne de Fadhma n'Soumeur n'a été érigée à sa mémoire à ce jour. Et tandis que séminaires, colloques, prix, fondations et autres célébrations de toutes sortes pleuvent sur les autres hauts symboles de la résistance, rien n'est fait autour de cette figure emblématique de la lutte des femmes. Hamid Boukir y voit une volonté de “déconnecter” la Kabylie de la mémoire nationale. “Il y a une guerre des mémoires”, dit-il. Et, comme ultime affront, déplore sa famille, il a fallu que l'ENTV enfonce le clou par un feuilleton qui laissera perplexes tous les Sid-Ahmed que nous avons rencontrés, feuilleton qui nous vaudra cette tirade ironique d'un jeune : “C'est pas Fadhma n'Soumeur, c'est Fadhma n'Souria”, allusion à la Syrie, le pays où le feuilleton a été tourné. “Il y a l'odeur de la trahison, on a trahi ces femmes et ces hommes et aujourd'hui, on en paye le prix”, conclut Khaled d'une voix amère. (Suite et fin)