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Le «Hirak», orphelin d'une culture dirigeante nationale
Publié dans La Nouvelle République le 17 - 08 - 2019

Au moment où le «Hirak» subit une décrue forte dans les principales villes de l'intérieur du pays, reflet d'une réticence de l'Algérie profonde à adhérer aux mots d'ordre berbéristes des «Hirak» algérois et kabyle, on mesure mieux les impasses sociologiques d'une culture hégémonique berbéro-francophile imprégnant les formations sociales qui constituent l'essentiel des cadres de l'Etat Central contre une culture majoritaire dans le pays s'articulant, certes autour de valeurs démocratiques en émergence définitive, mais au contenu culturel arabo-islamique d'essence badissienne qui manque de dirigisme. Cependant ces concepts de «culture hégémonique», de «culture dominante», «culture majoritaire» et «dirigeante» méritent, en contexte d'économie rentière et de mondialisation des exacerbations des idéologies néo-impériales sectaires, d'être discutés aux fins de mieux mesurer les contradictions politiques, dans lesquelles se débattent le «Hirak», les partis politiques, le Panel ainsi que les corps de souveraineté.
La théorie de l'hégémonie culturelle chez Gramsci, exprimée de manière fragmentaire dans ses «Cahiers de Prison» est avant tout celle d'un bloc historique, structure et superstructure confondues, dont les relations ne peuvent pas se réduire à l'unique dimension économique. Les relations mouvantes entre structure et superstructure doivent également inclure les dimensions intellectuelles que sont la culture et les valeurs morales jouant un rôle plus déterminant même que les simples rapports de force économiques établis entre les classes sociales. C'est dans le contexte d'une bourgeoisie forte pourtant confinée à la seule partie nordique de l'Italie, dominant le reste du pays que Gramsci notait avec intérêt la capacité de «la classe bourgeoise à se concevoir comme un organisme en perpétuel mouvement, capable d'absorber la société entière, l'assimilant ainsi à sa propre dimension culturelle et économique. Toute la fonction de l'État a été transformée ; il est devenu un éducateur».
Cependant pour Gramsci, l'éducation culturelle n'est pas à aborder sous l'angle du rapport de force uniquement, fut-il social dans son expression étatique, auquel cas, serait perdu l'essence même de l'originalité de sa puissance. Le penseur italien qu'il est plus que jamais urgent de relire, en ces moments exceptionnels que vit la Nation, distingue des phases dans les rapports de force culturels qui sont produits par les forces sociales qui conduisent le bloc historique et d'expliquer qu'une «classe est dominante de deux manières» car «elle est dirigeante et dominante» en ce sens «qu'elle dirige les classes alliées» et que dans le même temps «elle est dominante des classes adverses». Toute l'agilité intellectuelle d'Antonio Gramsci s'exprime lorsqu'il ajoute : «Voilà pourquoi une classe avant d'accéder au pouvoir peut être dirigeante, quand elle est au pouvoir elle devient dominante, mais elle continue a être dirigeante (…), il peut et il doit y avoir une hégémonie politique, même avant l'accès au gouvernement et il ne faut pas compter sur le pouvoir et sur la force matérielle qu'il donne pour exercer la direction ou l'hégémonie politique».
Nous voici donc au cœur de la pensée gramscienne, frappée du sceau de l'histoire, en perpétuelle adaptation inventive au contexte socio-politique de son époque marqué par la lutte contre la montée du fascisme mussolinien que les forces progressistes perdront en raison d'une vision dogmatique de la pensée marxiste de toute une partie de la gauche italienne. C'est ce même devoir d'inventivité intellectuelle, en rupture avec la pensée marxiste classique dont Frantz Fanon a repris le flambeau qui fit de la paysannerie algérienne le cœur de la révolution, en la hissant au statut de classe sociale ayant une mission historique à accomplir, celle du recouvrement de ses terres spoliées, en montant à l'assaut du colonialisme.
En recouvrant ses terres, la paysannerie algérienne offre à ses alliés petits-bourgeois un Etat indépendant manquant de facto de se poser en force dirigeante pour reprendre le lexique d'Antonio Gramsci. Cependant contrairement à la situation en Italie en début de siècle dernier, en Algérie, le «bloc au pouvoir» n'est pas «historique» car il procède d'une alliance, par essence limitée dans le temps - en raison du caractère fini des réserves pétrolières - de fractions sociales non productives, rentières à outrance et qui ne sont en rien le barycentre d'une production culturelle ou idéologique. D'un côté, il se trouve la fraction ultra-minoritaire intégrée à la mondialisation par le pétrole, caractérisée par la densité de ses revenus et l'homogénéisation tendancielle accélérée de sa formation sociale, incapable d'impulser, en raison de sa nature même un mécénat irriguant le pays de valeurs culturelles.
C'est celle-ci qui est désormais emprisonnée pour une période temporaire au pénitencier d'El Harrach mais elle tient conclave en dehors de ses murs de manière permanente comme le démontre amplement les menaces exprimées par l'ex-ambassadeur américain en Syrie et en Algérie, Robert Ford, dans un article publié dans la version anglophone du quotidien Asharq Al-Awsat sous le titre Algeria : The hammer and the anvil (L'Algérie entre le marteau et l'enclume).
Culture dominante contre culture dominée
De l'autre côté, une autre fraction sociale, plus nombreuse, aisée, mieux différenciée, assurant la mise en œuvre des fonctions sécuritaires de la rente, de son organisation et de sa gestion dans ses dimensions productives et distributives inégales (l'administration centrale et ses forces économiques, politiques et sécuritaires) au service d'une rente d'Etat cumulative qui peine à se transformer en capitalisme d'Etat comme le démontre ce souci permanent des forces politiques au pouvoir de mesurer le bien-être de la Nation au prorata des réserves en devises et en or de la Banque Centrale dans l'espoir de mieux les détourner dans les méandres des circuits administratifs.
Ces fractions sociales au pouvoir, procèdent donc d'une logique économique imbriquée de manière intime à la décroissance des réserves en hydrocarbures fossiles. Elles sont consommatrices, de manière suicidaire, de biens et de services avec un rapport à la culture non pas existentiel à la façon d'une bourgeoisie innovatrice dans l'exercice de sa domination historique, mais «inexistentiel» car sa mission n'est pas de se réaliser en tant que classe sociale mais d'assurer uniquement sa propre subsistance dans le contrôle exclusif d'un Etat-Nation et de ses corollaires, en particulier l'accès aux forces matérielles qu'il offre.
Culture et Idéologie sont donc le produit de rapports sociaux qui ne donnent à voir la plénitude de la puissance de leurs fonctions véritables que lorsque les forces matérielles de la Nation ne sont pas distordues par un développement spécialisé ou contraint par des forces sociales mondialisées supérieures. En effet, le rapport à la culture n'est plus simplement, comme au siècle dernier un rapport social qu'une bourgeoisie impose à sa Nation. Il est également un rapport entre Nations et marque la prééminence d'une Nation voire d'une civilisation sur d'autres Nations et d'autres civilisations. Il n'est plus possible, à l'ère des impérialismes mondialisés triomphants et de la centralité de la recherche et du développement scientifique dans les progrès économiques, de parler de «culture hégémonique bourgeoise» mais bien plus de «culture technologique hégémonique impérialiste».
Cela est devenu une réalité sociale en raison de la diffusion d'internet (la technologie s'affirme comme le principal moteur des changements sociaux supplantant les luttes de classes dont l'accaparement du travail était hier l'enjeu essentiel alors qu'aujourd'hui ce sont les sciences ainsi que l'innovation et donc la puissance culturelle qui devient le point focal des enjeux de domination) qui est le principal vecteur de cette culture impérialiste au XXIème siècle supplantant le cinéma et les moyens audio-visuels du siècle dernier. Des valeurs comme la liberté, la mobilité, la flexibilité, l'adaptabilité, la polyvalence sont autant de concepts qui fleurissent dans les modèles économiques néolibéraux dominants mondialement et qui dessinent de nouvelles manières d'organiser le travail et donc la société, de plus en plus dématérialisées par la révolution du numérique.
Les fruits amers de la politique culturelle de l'Etat algérien
L'Etat algérien n'échappe en rien à ces facteurs de force. Il a beau se recroqueviller sur des expressions traditionnelles de la culture populaire qu'il cherche à promouvoir (la musique andalouse, le chaâbi algérois, une faible production cinématographique, une littérature plus francophone qu'arabophone etc.), il tente en vain de former des élites culturelles à travers des institutions comme l'Ecole des Beaux-Arts mais il est incapable de produire des valeurs culturelles pour accéder aux fonctions supérieures morales qui sont celles d'un Educateur. Le mouvement des Scouts musulmans, qui aurait pu jouer ce rôle fut dévoyé lorsque des forces réactionnaires berbéristes et laïques au sein de l'Etat (les Scouts musulmans sont aujourd'hui de facto dirigés par le RND) l'ont vidé de son contenu «islahien» et de ses dimensions islamiques pour lui donner un contenu idéologique proche de… L'écologie, oubliant que ce mouvement a constitué le creuset des idées nationalistes et patriotiques lorsque il fut créé par le mouvement des oulémas, pour qui les valeurs culturelles et morales forment le cœur de la personnalité d'un Peuple.
Et ce n'est pas la magnificence de l'Opéra d'Alger, offert par un pays qui fit de la révolution une culture à la fin des années soixante pour mieux densifier la gravité de l'Etat-central chinois, préalable indispensable à ses déploiements mondiaux contemporains, qui peut cacher l'absence de politique culturelle nationale en raison de forces politiques qui furent à la barre de l'Etat algérien durant ces quarante dernières années et plus particulièrement à la tête du ministère de la Culture dont le rôle est central dans l'édification d'une éducation culturelle nationale. On peut aujourd'hui mieux mesurer la faillite totale dans la politique de suivisme du… programme du Centre Culturel Français par ce ministère de l'inculture dont on ne soulignera jamais assez le rôle réactionnaire au temps où «la bande» mettait en coupe réglée non seulement les richesses matérielles de ce pays mais également ses dynamismes culturels et scientifiques.
Les forces berbéristes qui tiennent le haut du pavé à Alger, ne sont pas l'expression d'une culture hégémonique au sein de la Nation. Elles sont les porteuses de valise de valeurs culturelles concoctées ailleurs qu'en Algérie et elles ne seraient pas aussi vivaces si elles n'avaient pas le soutien permanent et bienveillant de ministères de la République en rupture de ban avec la culture majoritaire de ce pays pour imposer à l'Etat et à la Nation une «culture dirigeante» en solution de continuité avec les forces de domination franco-américaines dans notre région. Que peut opposer une classe innovatrice, demande Gramsci, au formidable ensemble de tranchées et de fortifications de la classe dominante ? L'esprit de scission, c'est-à-dire l'acquisition progressive de la conscience de sa propre personnalité historique», répondait sans hésiter ce penseur de l'homme libéré qu'est Gramsci.
Le «Hirak» doit aider l'élite algérienne, celle qui est capable par ses dispositions scientifiques, intellectuelles, morales, artistiques de retrouver la conscience de ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être collectivement, un éducateur en direction des couches populaires, car elles sont les seules à posséder une conscience historique d'elles-mêmes et les seules en mesure d'enfanter un véritable Etat-National populaire, débarrassé de ses scories néocoloniales laïques, francophones et acculturées confondant berbérité et berbérisme, islamité et islamisme, arabité et arabisme, valeurs authentiques et projections idéologiques ne retenant du théâtre que ses ombres oubliant la condition humaine qu'il raconte.
C'est une œuvre de longue haleine et de longue peine. Elle serait allégée par un ministère de la Culture enfin au diapason de ses responsabilités immenses mais à défaut d'un animateur étatique de la dynamique et du développement culturel dans ce pays, rien n'empêche le mouvement social de se saisir de la Culture et d'en réaliser une transgression qui, au même titre que le «Hirak» du 22 février 2019, transformera dans un effort continu de l'imagination, la Nation, pour réaliser ses ambitions historiques légitimes.


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