Sous les coups de boutoir du « Hirak», nous assistons à l'effondrement de la Direction Politique du pays aussi bien civile que militaire. Cependant, il ne s'agit ni de la défaite d'une « armée gardienne de la rente », ni de celle d'une administration « gestionnaire de la rente » mais de la disparition des fractions les plus intégrées à la mondialisation de l'ordre énergétique internationalisé. Dans ce moment historique, propice aux reclassements politiques et sociologiques, les décantations qui se réalisent sous nos yeux, mettent en évidence la nature rentière du régime politique et celle de sa société civile. De ces décombres, émergeront deux tendances irréconciliables qui formateront désormais les luttes de classes dans notre pays et la spécificité de l'Algérie dans le Monde Arabe. D'un côté, des forces au sein de l'Etat civil et militaire qui répondront au mode de production rentier, dans un rapport schizophrénique de surdétermination idéologique au monde, de l'autre des masses populaires paupérisées par leur exclusion de la rente, sous estimées sur le plan sociologique alors qu'en réalité elles constituent la seule force sociale historiquement déterminée. Le « bloc ahistorique » au pouvoir en Algérie procède d'une alliance, par essence limitée dans le temps, entre deux fractions sociales non productives de même nature mais qui présentent un rapport à l'ordre rentier diffèrent. D'un côté il se trouve une fraction ultra-minoritaire intégrée à la mondialisation par le pétrole, caractérisée par la densité de ses revenus et l'homogénéisation tendancielle accélérée de sa formation sociale. De l'autre côté, des couches sociales, plus nombreuses, aisées, mieux différenciées, assurant la mise en œuvre des fonctions sécuritaires de la rente (l'ANP), de son organisation et de sa gestion dans ses dimensions productives et distributives inégales (l'administration centrale et ses forces économiques et politiques) au service d'un capitalisme d'Etat rentier, autour du concept moderne d'Etat-Nation en construction, en lieu et place, d'un Etat-Croupion, proposé par la logique rentière qui s'y exprime. Cette alliance du « bloc ahistorique » au pouvoir se cristallise donc autour des fonctions réduites à l'essentiel : la production, la commercialisation et la redistribution inégale de la rente des hydrocarbures, en épuisement permanent et inéluctable de ses ressources. Ces forces sociales au pouvoir, procèdent ainsi d'une logique économique imbriquée de manière intime à la décroissance des réserves en hydrocarbures fossiles et dont la survie dépend en grande partie de la capacité de son appareil de production (la Sonatrach) à réaliser de nouvelles découvertes. En ce sens la première caractéristique fondamentale de ce « bloc ahistorique » au pouvoir se constitue de son indétermination dans le temps. Il ne peut exister sans subir constamment dans son fonctionnement, les pressions impériales qui s'exercent sur lui, prisonnier qu'il est du régime unique de la rente des hydrocarbures. Il n'a pour ainsi dire aucun sens de la révolution comme la possèdent les bourgeoisies aujourd'hui mondialisées et qui démontrent de manière renouvelée leurs génies à faire évoluer les instruments de production dont ils sont maitres. Le « bloc ahistorique » au pouvoir, en Algérie et plus largement dans le Monde Arabe, a abandonné toute dimension productive, en dehors de l'exploitation des gisements de l'énergie fossile, comme le met en évidence l'effondrement de notre secteur industriel (5% de la valeur du PIB). C'est pour cette raison que sa mission historique est limitée dans le temps d'où son appellation de « bloc ahistorique » en opposition au «bloc historique » cher à Gramsci, relatif aux missions historiques de forces sociales productives et non pas rentières. La seconde caractéristique essentielle de ce « bloc ahistorique » au pouvoir est son indétermination qu'il établit dans ses rapports sociaux car son mode de production échappe aux forces sociales s'exprimant dans la Nation pour se diluer largement dans la mondialisation. Ce « bloc ahistorique » au pouvoir ne peut donc procéder de formations sociales dont les ressorts seraient complètement (au sens de totalement) déterminés par les rapports de classe du mode de production dans lequel elles s'expriment puisque l'essentiel de la valeur qu'il génère in fine ne revient pas à ce bloc. Une décantation par le haut La décantation qui y est à l'œuvre interpelle la fraction sociale la plus intégrée au mondialisme. C'est celle qui est concernée par la commercialisation de la rente. On la trouve essentiellement au DRS pour des raisons liées à l'émergence de la domination des services de renseignement américains sur les différents appareils de renseignement arabes, dans un contexte d'économies rentières mondialisées par le mécanisme induit par les pétrodollars, sans lequel on ne comprendrait pas la portée du sionisme et le rôle qui lui est assigné dans le contrôle de la rente pétrolière. On la situe également à l'ex Présidence, au Ministère de l'énergie, à la Sonatrach, en particulier dans sa division commercialisation et gestion de l'exploration, enfin au niveau des banques centrales et de celles des banques primaires se spécialisant dans le commerce extérieur relatif aux hydrocarbures; autant de secteurs en exposition permanente au capitalisme internationalisé. C'est cette fraction sociale qui vient de s'effondrer incapable de gérer le ruissellement vers le bas des retombées de la rente, prisonnière qu'elle est des forces mondialisées qui lui imposent un rapport à la commercialisation des énergies fossiles, vers le haut, de plus en plus inégal. L'autre fraction sociale questionnée par la rente est plus impliquée dans sa redistribution et sa sécurisation, captée pour 13 milliards de dollars par an par les forces de l'ordre (militaires et sécuritaires au sens large) et pour 7 milliards de dollars par an par quelques oligarques, triés sur le volet, ayant la haute main sur le commerce extérieur du pays. Cette alliance qui s'est formée progressivement après le décès de feu Houari Boumediene possède son parti médiatique. Il est constitué des télévisions privées et presses écrites des oligarques du commerce extérieur, des medias audio-visuelles et écrits de l'Etat au service de l'appareil administratif central et de la société civile. Le troisième trait de caractère de ce « bloc ahistorique » au pouvoir se révèle par sa détermination à entretenir les régionalismes de toutes origines, car le mode de production rentier a pour horizon indépassable, son intégration à la mondialisation dont il est une fonction asservie comme un robot l'est par ses automatismes électromécaniques. D'où son penchant à échapper au rappel à l'ordre de ses corps intermédiaires, en affranchissant l'Etat d'une inclinaison à sa société laborieuse, par la redistribution d'une fraction minime de ses captations rentières en fourvoyant les classes moyennes dans les rideaux de fumées des dissensions régionalistes, ce en quoi il s'entend parfaitement, dans le but de distraire ces mêmes classes moyennes, de prétentions à l'élaboration d'un Etat-Nation, pour les confiner à celui d'un Etat-Croupion, organisé autour des fonctions minimalistes assurant la survie efficiente, c'est-à-dire de meilleur rapport, du mode de production rentier si le capitalisme a pour credo d'être mondial ou de ne pas être, le mode de production rentier a pour devise d'être régional ou de ne pas être car il est organiquement lié à la mondialisation qui seule à la prétention de l'universalisation du fait de sa nature économique et financière supérieure. Les paradigmes philosophiques de la rente Dès lors, pour les fractions sociales en charge de la sécurisation et de la gestion de la rente, maintenant que celles en charge de sa commercialisation ont été évincées de la Direction Politique du Pays, la problématique qui se pose est celle de la conciliation de la rente et de l'émergence de l'Etat-Nation en lieu et place de l'Etat-Croupion. Mais la mondialisation étant nourrie par la rente des hydrocarbures, il serait illusoire de penser que l'Etat-Nation, même porté à bouts de bras par la ferme volonté du mouvement national de sortir de l'Etat-Croupion, pourrait échapper aux logiques régionalistes dans la mesure où ces dernières sont consubstantielles au mode de production rentier lui-même qui postule à son internationalisation et non pas à sa mondialisation. Alors que la bourgeoisie cherche le cosmopolitisme pour son enrichissement interculturel en dépassement perpétuel, le « bloc ahistorique» au pouvoir, en régime rentier, se complait dans les manigances qui lui ressemblent, sectorielles, régionalistes et de manipulation des catégories qui divisent comme le féminisme, l'islamisme, le nationalisme, le berbérisme, le corporatisme étroit ou les questions identitaires et linguistiques. Cela procède de l'intimité de son mode de production. L'exploitation même des ressources nationales des hydrocarbures lui donne un caractère circonscrit du fait de lieux de production limités géographiquement, à l'inverse de l'occupation spatiale générée par une économie de la valeur ajoutée. D'ailleurs la priorité première du« bloc ahistorique » au pouvoir est de soumettre les géographies de la production des hydrocarbures au plus grand bénéfice de sa consommation, nationale et internationale ; entrainant une concentration démographique le long des côtes du pays et une migration interne du nord au sud, des techniciens de la rente, pour mieux maitriser les effets de contestation sociale par les populations mitoyennes des lieux des gisements fossiles, éjectées du champ de sa production. Du coup, deux camps aux intérêts irrémédiablement opposés se font face : celui qui est intégré à la rente et celui qui en est exclu. Cela a pour conséquence de déplacer dans un premier temps le centre de gravité des luttes sociales, dans les régions du sud sous peuplées et déshéritées. Dans un second temps ces luttes sociales diffusent partout dans la Nation de manière proportionnelle à l'éviction des bénéfices de la rente au niveau des masses populaires, du fait essentiellement de la croissance et du dynamisme de leur élargissement démographique. En ce sens les classes dirigeantes, pour des raisons d'optimisation de leurs revenus, sont en position permanente de sous-estimation sociologique des nécessités des masses populaires alors que ces dernières par leurs luttes sociales, comme nous le montre de manière éclatante le « Hirak », sont profondément révélatrices des besoins qu'elles ont à inscrire leur action, dans la rupture d'avec un mode de production rentier qui a échoué, vers un mode de production capitaliste en devenir. Les masses populaires, celles situées en dehors de la rente, sont donc les seules forces sociales qui sont historiquement déterminées, car désireuses de se transformer en forces productives pour assurer leur survie, orphelines qu'elles sont d'une bourgeoisie véritable au sens d'industrieuse et d'exploiteuse, décapitée qu'elle fut par le colonialisme français. Contrairement au capitalisme dont la concentration et l'expansion sont des phénomènes continus et contigus en raison de la théorie du rapport inégal du travail, le mode de production rentier est celui du rétrécissement des réserves pétrolières et gazières et des rentes différentielles captées par le « bloc ahistorique » au pouvoir. Aussi ce dernier se trouve contraint à une androgynéité déconcertante qui le renvoi à l'ambiguïté de la nature rentière du mode de production dans lequel il insère son action sociale et politique. Le « bloc ahistorique» au pouvoir tient la rente qui le nourri pour son alliée mais aussi prends conscience que le mode rentier constitue son ennemi suprême, d'où une personnalité schizophrène exprimée dans un rapport politique aux autres classes sociales marquée par une perte de conscience de sa fonction historique comme le souligne la propension qu'il cultive à surdéterminer les idéologies : (1) de la société civile avec laquelle il consent à entretenir des relations dans le cadre d'une démocratie du régime unique rentier en cours de réaménagement ; (2) des classes sociales les plus populaires, exclues des bénéfices de la rente et qui donnent à voir une identité et une conscience de classe bien supérieures à celles de ses dirigeants. La crise qui a surgit le 22 février 2019 est avant tout celle de la quadrature du cercle que le mode rentier de l'économie doit résoudre. Il s'agit pour lui d'élargir les champs de ses intégrations économiques et sociales pour répondre aux besoins pressants d'une population qui comptait 9 millions de personnes en 1962 et qui en dénombre 42 millions aujourd'hui, 60 millions en 2040, dans un contexte de décroissance inéluctablement programmée des rentes différentielles par l'épuisement de ses réserves d'énergie fossiles. Si en mode capitaliste, la crise survient lors de ses phases de surproduction provoquant misères sociales et guerres impériales, en mode rentier la crise s'exprime par la sous-production de ses flux énergétiques fossiles, inadéquatement ajustés face aux besoins irrépressibles de la Nation, provoquant misères sociales, guerres civiles et tribales nourries par la mondialisation triomphante.