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Le refuge des intellectuels de New Delhi
Publié dans La Nouvelle République le 18 - 08 - 2019

Bahrisons est une librairie sans prétention œuvrant dans l'un des quartiers les plus huppés de la capitale indienne. Mais ses 64 ans d'histoire et, surtout, la richesse de son fonds l'ont transformée en un lieu incontournable pour les intellectuels de New Delhi.
Il est assis à son petit bureau comme un arbre majestueux qui trône, planté au cœur de la forêt. Tout autour de lui, les livres multicolores forment les feuilles qui ornent ce petit antre de culture. Anuj Malhotra, 55 ans, est le propriétaire de Bahrisons, l'une des plus anciennes librairies de New Delhi, et le vaillant gardien d'un riche héritage familial, qui remonte à la naissance de l'Inde moderne. Le père d'Anuj Malhotra, fondateur de la librairie, était un réfugié de la partition qui a déchiré l'Empire britannique pour former l'Inde et le Pakistan en 1947. Sa famille, originaire de la région de Lahore, a fui du jour au lendemain, comme des millions d'hindous, cette partie pakistanaise du Penjab, pour arriver, dépenaillés, dans des camps de réfugiés de New Delhi.
En 1953, au bout de plusieurs années de petits boulots, ce jeune d'une vingtaine d'années apprend que des commerces sont en train d'être attribués dans un nouveau quartier du sud de la ville, Khan Market. Sa mère vend donc ses bracelets en or pour rassembler l'argent nécessaire à l'achat du local et du fonds de commerce, et c'est ainsi que le jeune Malhotra inscrit le nom de son clan, les Bahri, dans l'histoire de leur nouveau pays. La libraire de Bahrisons, tenue aujourd'hui par la deuxième génération de la famille, côtoie les bijouteries et les magasins de luxe de ce marché devenu l'un des plus huppés de New Delhi. Mais comme le clan possède le terrain, il ne ressent pas la pression de l'inflation immobilière.
Un fonds de plus de 100 000 livres
A l'intérieur, on est tout de suite subjugué par cette forêt de livres qui grimpent sur chaque étagère, le long des murs, puis vers la mezzanine où travaille l'héritier, Anuj Malhotra, un œil sur les caméras de surveillance et l'autre sur son ordinateur. «Une librairie n'est pas un commerce comme un autre», confie cet homme aux cheveux poivre et sel, dont l'épaisse moustache peine à cacher un sourire malicieux. «Il faut que tous les livres soient visibles. Et ici, le client peut tous les atteindre», ajoute-t-il : un défi pour un stock de plus de 100 000 ouvrages, répartis sur 71 mètres carrés, mais un objectif réussi, grâce à une architecture qui ressemble davantage à un dédale, depuis le rez-de-chaussée assez profond, où reposent des beaux livres, jusqu'au premier étage et à la mezzanine qui abritent la poésie, les classiques, et beaucoup de livres étrangers - tels que la version anglaise de Révolution d'un certain Emmanuel Macron.
«Je ne ressors jamais les mains vides»
Les clients sont de fervents habitués, à l'affût des derniers ouvrages du monde entier ou d'une perle rare. «Je viens tous les soirs», avoue Mayank Austen Soofi, jeune chroniqueur et blogueur réputé sur New Delhi, un épais livre de Charles Dickens sous le bras. Ce passionné de Marcel Proust erre régulièrement au premier étage, où sont placés les ouvrages classiques. Celui qui achète «quelques dizaines de livres par semaine» confie qu'il a été «très déçu» par les librairies de Londres - qui «ressemblent à des supermarchés sans émotion» - et il revient justement chez Bahrisons pour la relation qu'il a avec son atmosphère et son propriétaire, devenu un ami, en plus du choix très varié qu'il y trouve. «Je ne ressors jamais les mains vides», affirme également Aradhna, une jeune journaliste qui scrute des ouvrages d'histoire politique. «Cette librairie est tellement riche qu'on y obtient les livres absents ailleurs. Comme celui-ci», dit-elle, en montrant un petit ouvrage de l'Anglais Max Porter qu'elle a choisi et dont elle a entendu parler dans le quotidien britannique The Guardian.
Une librairie qui ne connaît pas la crise
La clientèle de Bahrisons est à l'image de ce quartier aisé où habitent les Indiens de la classe moyenne éduquée et cosmopolite, ainsi que les bureaucrates et les politiciens : «les esprits éclairés», définit Anuj Malhotra. Bahrisons a, depuis peu, un petit espace en hindi, deuxième langue nationale de l'Inde, mais ces livres trouvent encore peu de preneurs. Les habitants du cœur de la capitale fédérale pensent et lisent en anglais, quoiqu'en disent les nationalistes hindous au pouvoir.
Ceci est différent dans les autres grandes villes régionales, comme Madras, au Sud, ou Calcutta, à l'Est, qui comptent une riche littérature contemporaine en tamoul et bengali. Et ce sont les livres non-romanesques qui attirent le plus, et particulièrement ceux historiques. «Je pense que nous n'avons pas assez transmis ce savoir à nos enfants, estime Anuj Malhotra, et ils ont soif de connaissances sur leurs racines». Il encense le travail deDevdutt Pattanaik, connu pour sa vulgarisation de l'hindouisme et qu'il considère comme «le meilleur mythologiste actuel».
Au bout de 64 ans d'existence et, malgré la déferlante de Kindle et autres formes de numérisation du livre, la librairie Bahrisons est un commerce rentable, assure son propriétaire. Et pas seulement car il possède le terrain : Anuj Malhotra a, en effet, ouvert quatre autres librairies dans New Delhi et sa banlieue, en location, et les affaires tournent bien. «Si vous êtes un pur libraire et que vous ne commencez pas à vendre des chewing-gums, ce n'est pas dur de survivre», conclut-il. L'âme de la librairie familiale est respectée et les clients semblent apprécier.


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