Ce 23 décembre, dernier jour pour acheter ses emplettes de Noël à la veille du réveillon, c'est l'effervescence chez Millepages. Située à Vincennes, à l'est de Paris, la petite librairie de quartier connaît une affluence inégalée. «Vous avez le dernier livre de Mathias Enard ?» demande une cliente à un employé pressé qu'elle attrape au vol. Sans surprise en cette période de fêtes, Boussole de l'écrivain français, prix Goncourt 2015, compte parmi les livres les plus demandés, à l'instar de ceux du philosophe écologiste Pierre Rabhi, des romans d'héroic fantasy pour adolescents et des bandes dessinées pour adultes. Nichée au fond d'une cour à quelques encablures du Château de Vincennes, en banlieue parisienne, la librairie Millepages déploie son impressionnante collection sur un étage dans une maisonnette tout juste visible depuis la rue. Depuis son récent agrandissement en septembre dernier qui lui a permis de doubler sa surface et de la faire passer de 300 à 650 mètres carrés, elle est pourtant devenue la plus grande librairie indépendante d'Ile-de-France, dans un secteur – le livre – fortement touché par la crise. Pourtant, Millepages part de loin. Lorsqu'il fonde son propre établissement en 1980, à tout juste vingt ans, Francis Geffard est alors le plus jeune libraire de France. A ce moment-là, «personne ne croit trop à son histoire et, moralité, on est toujours là aujourd'hui et on fait partie des 30 plus grandes librairies de France», raconte Pascal Thuot, à qui Francis Geffard a cédé les rênes il y a presque deux décénies. «Je suis venu à la librairie assez naturellement après des études d'histoire et je suis libraire depuis plus d'un quart de siècle, raconte de son côté l'actuel gérant. Mon histoire avec Millepages a débuté en 1999 après être passé par une librairie spécialisée en littérature allemande où j'ai appris le métier puis une grande enseigne. Je la dirige totalement depuis dix-huit ans et j'ai la librairie dans le sang». Sa localisation, qui aurait pu jouer contre elle, a finalement servi Millepages. «Se situer au fond d'une cour, cela donne l'impression de changer de monde, le temps se ralentit, on est isolés du reste de la rue, explique Pascal Thuot. C'était un pari à l'époque, c'était même assez gonflé. On disait : une librairie au fond d'une cour, tu es mort. Mais c'était un choix assumé». De la librairie à la collection «Terres d'Amérique» Passionné de littérature américaine, le fondateur de la librairie, Francis Geffard, s'est finalement retiré de la gestion de librairie pour devenir éditeur chez Albin Michel. A la tête de la collection «Terres d'Amérique», il a fait connaître au public français Louise Erdrich ou plus récemment Colson Whitehead, qui a remporté dans son pays natal le prix Pulitzer pour Underground Railroad, une fresque sur les chemins qui permettaient aux esclaves afro-américains de fuir vers le Nord. Pour prolonger son exploration, il a créé la collection Terre indienne, une référence en termes la culture amérindienne. C'est à en raison de ce tropisme américain, que tous les deux ans depuis 2002, Millepages organise le festival America consacré comme son nom l'indique à la littérature américaine et aux cultures d'Amérique du Nord du Mexique au Canada en passant par les Caraïbes. L'édition 2018 mettra d'ailleurs à l'honneur le Canada : 120 débats pendant trois jours, des expositions, des projections et un salon du livre. Nancy Huston, qui vit en France depuis des années, ou Margaret Atwood, auteure de La servante écarlate, récemment adapté pour le petit écran, seront-elles à l'affiche? Pascal Thuot ne veut encore rien dévoiler. Soutenir les écrivains Autre moyen de ramener le public vers les rayons des librairies et qui a fait la réputation de Millepages : accueillir des auteurs, d'abord pour «les soutenir», une pratique que Pascal Thuot définit comme une «tradition». «On a accueilli des auteurs qui étaient parfaitement inconnus au départ et sont devenus importants depuis» tels que les Français Philippe Claudel et Raphaël Jerusalmy ou encore la Mauricienne Natacha Appanah. «En 1985, quand on reçoit Toni Morrison, personne ne savait encore qui c'était en France», poursuit le gérant. La célèbre écrivaine afro-américaine n'a en effet été traduite en France qu'en 1989. Depuis, elle a été lauréate du prix Pulitzer puis, ultime consécration du Nobel, comme d'autres, qui sont également passés par Millepages. «Nous avons quelques prix Nobel à notre palmarès», se félicite Pascal Thuot. Ainsi de John Maxwell Coetzee, qui a reçu le prestigieux prix de l'Académie de Stockholm pour Michael K., sa vie, son temps. Pourtant, le gérant affirme ne pas courir après la célébrité. «Il nous est arrivé de refuser de très grands noms parce qu'on savait qu'on ne pourrait pas bien les accueillir», tels que l'écrivain israélien Amos Oz. Alternative à Amazon Comment la librairie tire-t-elle son épingle du jeu à l'heure de la concurrence forcenée coup sur coup du livre numérique et du service de livraison proposé par le géant américain Amazon ? Réponse : la qualité, seul moyen de se démarquer. «C'est une subtile association entre les livres et les hommes, explique Pascal Thuot. Une bonne équipe et qui connaisse notre fonds de 55 000 titres est nécessaire. Il faut un orchestre de qualité pour que tout fonctionne». «Nous, on se définit comme libraire de l'offre, poursuit Pascal Thuot. On ne réagit pas qu'à la demande du client». Une formule payante : l'établissement, qui emploie 22 personnes dont deux apprentis, voit désormais son chiffre d'affaires atteindre les 4,7 millions d'euros, et bientôt les 5 millions d'euros. Après avoir été membre d'un groupement d'intérêt économique (GIE) appelé Librest, pour Librairies de l'Est parisien (Librest), Millepages fait désormais partie de Paris Librairies, un service conçu pour permettre de géolocaliser les livres et aux clients de venir les chercher en librairie. «Les gens sont d'autant plus attachés à un lieu physique s'ils pensent que ce qu'ils cherchent sera déjà en rayon, conclut Pascal Thuot. C'est à mon sens l'alternative la plus crédible à ce que propose Amazon».