Les arrestations répétées au sein de la direction de nos institutions militaires ne peuvent se réduire à un carrousel vulgaire de « lutte de clans » en uniformes kaki occupés au captage « d'indus privilèges ». En vérité, il s'agit des symptômes d'une maladie rentière dont trois éléments de surprise stratégique ont révélé une dérive de notre doctrinaire militaire. Il y eu d'abord en 2013, l'ébranlement de Tiguentourine qui ouvrit les béances sécuritaires de nos immensités désertiques dans leurs interactions géopolitiques internes, régionales et internationales. Ensuite, en février 2019 le pacifisme incroyable, la profondeur populaire et la qualité des exigences démocratiques et sociales ont abouti à une plus grande convergence de l'appareil militaro-sécuritaire avec le peuple. Enfin, l'effondrement en mars 2020 du prix du baril fit voler en éclats les derniers arguments des thuriféraires de la rente. Ce sont ces trois facteurs qui ont libéré l'expression de forces socio-anthropologiques d'élites militaires nourries par les classes moyennes du pays, retardées de l'accès à la direction des affaires par des poches de féodalités rentières abusant depuis trop longtemps de l'autorité régalienne conférée à leurs fonctions. La transformation sociétale et ses nécessités nouvelles est sur le point de battre en brèche l'ordre de bataille rentier ancien pour lui opposer une approche sécuritaire orientée vers l'industrie militaire de l'autonomie stratégique afin de répondre aux exigences de la démocratisation d'une part et une rigoureuse reformulation constitutionnelle des responsabilités juridiques dévolues au secteur de la défense en conformité de l'évolution des menaces d'autre part. Tout au long du combat de libération nationale, Houari Boumediene s'était forgé quelques convictions. Parmi elles, celle affirmée dès Ghardimaou, d'une professionnalisation de l'ALN en faisant appel aux « officiers français ». Sentiment renforcé par une méfiance hissée au rang de la survie biologique lorsqu'en 1967 il échappa au coup d'Etat fomenté par Tahar Zbiri. De ces dures leçons, il tira des conclusions d'une réorganisation de nature politique, dont le service national – mis en œuvre en 1968 – marqua définitivement le caractère populaire de l'ANP. Issues d'un affrontement impitoyable, nous eûmes six régions militaires héritées du combat anticolonial. Elles furent institutionnalisées tant pour des raisons qui tiennent de l'équilibre régionale que d'affaiblissements opérationnels voulus sciemment contre des chefs de guerre se partageant les territoires et les postes de commandement comme un butin. A défaut de pouvoir appuyer la plénitude de son autorité sur un dispositif militaire encore immature pour être encadré par un règlement strictement juridique, feu Houari Boumediene jouait sur la discipline inhérente à la prégnance tenace d'une guerre anticoloniale implacable et d'un ensemble de facteurs politiques comme l'instrumentalisation du CNRA (Conseil National de la Révolution Algérienne) pour, au final, garder une cohésion au maintien d'un esprit de corps indispensable à l'acquisition des connaissances militaires. Cela ne l'empêchait pas d'exploiter des méfiances ethnoculturelles, articulées autour d'armes centrales en émergence de commandements de force, ayant la responsabilité d'essaimer les connaissances techniques qui leurs étaient attachées. Le recrutement dans l'aviation et dans les services de sécurité fut essentiellement kabyle, les troupes terrestres étaient peuplées de Chaouias, la marine plus cosmopolite avait une préférence pour les Oranais, les Annabis et les gens de Jijel. Notons, toutefois, que les services de sécurité, composées alors d'élites culturelles avancées, étaient chargés d'une coercition dissuasive sur le reste des Armes. Ces dynamiques ethniques (au sens culturel) se contre-annihilaient et réduisaient à un niveau minimal les chances de toute rupture d'équilibre provoquée par une expression régionaliste. Ainsi fut consacrée la primauté verticalement affirmée des Etats-Majors sur des régions militaires administratives, avatars du wilayisme, encouragées à la gestion de l'intendance. Une dérive rentière de la défense L'acquisition progressive des connaissances liées aux métiers d'arme – dont la maîtrise des technologies et évolutions scientifiques est l'une des conditions essentielle de l'emploi efficient des vecteurs de force – a favorisé l'émergence d'un Etat-Major de la compétence et définitivement consacré l'ordonnancement de la chose militaire. Cette période fut marquée en son cœur par la prééminence de la standardisation bureaucratique, la mise en place progressive d'une règlementation juridique visant à anéantir l'influence politique des chefs de régions militaires et la délimitation du champ des responsabilités intrinsèquement liée aux établissements des hiérarchies aussi bien administratives qu'opérationnelles. A sa périphérie, le pays a plié le bornage des frontières avec ses voisins sauf avec le Maroc qui réfute la reconnaissance de l'intégrité de frontières tracées par le sang. Cette délimitation incomplète a nourri le principe de leur intangibilité consacrée par l'Organisation de l'Union africaine. Depuis, l'Algérie s'est attachée à l'affirmation souveraine de son domaine tant maritime qu'aérien et plus tard de son droit à l'exploitation spatiale. Il n'y a pas jusqu'au principe constitutionnel de non-ingérence dans les affaires d'un pays tiers qui ne soit inspiré de l'obsession militaire d'une défense territoriale d'un pays aux dimensions continentales. Si dans un geste de recul historique nous devions comparer les éléments d'évolutions socio-politiques au sein de nos forces armées avec la situation qui prévalait lors du décès du Président Houari Boumediene, fondateur de l'Etat-National moderne, nous constaterions la transformation de la mentalité stratégique nationale. Dès que nous atteignîmes l'objectif d'une défense territorialisée suffisamment bureaucratisée pour en tirer une efficience opérationnelle, nous organisâmes un glacis de retranchements autour des gisements fossiles. Pour la bonne raison que le pétrole constitue la seule ressource à même de garantir des financements au secteur de la défense à hauteur de 10 milliards de dollars par an. Ce haut niveau d'investissements fait peser sur le budget de la Nation un lourd tribu à payer pour maîtriser le territoire et diffuser des connaissances technologiques autour de systèmes d'armes de la modernité. Dès la déclaration de Hassi-Messaoud en zone militaire, le Haut Commandement avait de facto privilégié la suprématie de la géographie minière sur la géographie physique. L'agression de Tiguentourine a remis les cartes dans le bon ordre et de nouveau imposé l'agenda impérieux de la sécurisation de 6.343 km de frontières. Les esprits les plus pragmatiques en charge de l'occupation du terrain, spécialité de l'infanterie mécanisée, en arrivèrent à la conviction de l'impossibilité de relever un tel défi dans le contexte des capacités budgétaires nationales. Le bouclage aérien, forcément ponctuel, étant une solution insatisfaisante, le noyau central de l'ANP constitué de ses forces terrestres fut le premier à postuler la nécessité incontournable d'une production de matériels et de munitions à caractères défensifs. L'industrie militaire procéda donc à partir d'un raisonnement logistique, ce qui éclaire son choix du développement d'un véhicule de l'avant blindé et du renforcement de tous types de capacités de transport. Elle prit forme avec une grande conviction d'autant que les fonctions de maintenance des différentes armes sont acquises. Les moyens techniques et scientifiques qui leur ont été consacrées s'appuient sur des institutions éducatives militaires de bon niveau, comme l'école polytechnique ou celle des Cadets de la Nation. Elles fournissent des cohortes d'officiers, ingénieurs pétris de qualités, issus des classes moyennes suffisamment motivés pour être capables de redéployer leurs expertises vers l'industrie militaire. Cette dynamique d'ordre socio-anthropologique met en avant des compétences et non plus des connivences ethniques. Sauf dans les secteurs militaires distants des impératifs technologiques lourds et proches des milieux globalisés, à savoir les services de sécurité. Peuplés de diplômés de la complaisante production de la faculté de droit de Ben Aknoun, ils brandissent leurs enquêtes d'habilitation sécuritaires douteuses au gré de la cartographie des intérêts d'une prévarication gourmande des postes de la Sonatrach et de la Sonelgaz ou pour éliminer des compétences nationales s'opposant à leur planification de la déviance, méthodiquement disqualifiées en usant de tous moyens. La médiocrité intellectuelle de l'encadrement sécuritaire militaire – souligné par le sabotage d'une Ecole Supérieure du Renseignement et de l'Intelligence dans son acception anglo-saxonne au contraire de toutes les autres Armes s'appuyant sur des institutions de la connaissance, ne peut trouver d'autres explications en dehors d'une volonté viciée de préserver des dévolutions rentières, comme au Moyen-Age on convoitait des charges féodales. Ce manque d'épaisseur intellectuelle est d'autant plus prononcé que le renseignement électronique et numérique ne relevant pas de la compétence directe de la fonction sécuritaire retarde la naissance de son Etat-Major technocratique de l'intelligence en lien d'intimité avec les sciences et les technologies capables de peser à terme sur l'élévation qualitative de tout le corps, à l'exemple des autres Armes. Cela lui vaut une faible densité de Commandement, cause de son instabilité et de ses déconvenues tant au plan international (Tiguentourine) qu'au niveau national. Il en sera toujours ainsi de nos béances sécuritaires – s'exprimant de manière volubile sur les réseaux sociaux à coups de dossiers confidentiels – tant que n'y sera pas établi une révolution culturelle de grande ampleur, une organisation administrative de la rigueur et un encadrement juridique sévère. Pour un Secrétariat d'Etat à l'industrie militaire Aussi, pour favoriser de telles évolutions, il serait peut-être utile, en cette période du « Hirak béni » et du Corona salvateur d'infléchir la posture rentière de l'ANP en créant un Secrétariat d'Etat rattaché au ministère de la Défense Nationale en charge de l'accélération industrielle militaire du pays aux fins de coordonner les potentialités aussi bien civiles que militaires ainsi que les partenariats étrangers stratégiques nécessaires à une telle entreprise de longue haleine. Sa direction peut en être confiée à un civil pour des raisons qui tiennent aussi bien d'impératifs diplomatiques, de synergies avec le ministère de l'Industrie et celui des petites et moyennes entreprises et d'équilibres internes au MDN. Nous donnerions alors une traduction stratégique au pacifisme du mouvement social du « Hirak béni » grâce aux dynamiques constructives entre civils et militaires. Cela permettra surtout d'appuyer sur le plan constitutionnel l'action très sensible des prérogatives du Chef Suprême des forces armées sur le secteur de la défense dont nous souhaitons qu'elle continue à relever du domaine réservé du Chef de l'Etat. Nous ne faisons collectivement qu'amorcer des évolutions sécuritaires et politiques qui nécessitent une vigilance pointilleuse d'un dialogue institutionnel sans l'ombre d'un doute d'interprétation possible entre l'instance présidentielle et l'Armée Nationale Populaire. C'est la première leçon à tirer du mouvement social. Gageons que les partisans de la contre-révolution, confrontés aux forces anti-rentières du mouvement social, chercheront à manipuler cette thématique en se présentant sous le visage de démocrates impénitents pour affaiblir une articulation constitutionnelle qui est le cœur battant de l'Etat algérien depuis sa naissance embryonnaire au sein du fœtus de l'EMG alors dirigé par le défunt et regretté Houari Boumediene. Les dernières nominations au niveau des organes de veille essentiels au pays, démontrent que les évolutions sécuritaires vitales pour la défense nationale, portées de manière irrépressible par les générations montantes, sont en confrontations de mentalités d'un âge rentier révolu. Ces dernières ne peuvent se résigner à la défaite d'un certain 12 décembre 2019. Notre pays s'en purgera en remodelant un Etat post « Hirak », véritable creuset d'une synergie politique à réinventer entre le peuple, son armée et bientôt ses institutions démocratiques et républicaines.