Le plus grand rendez-vous de cinéma au monde aurait dû démarrer ce mardi 12 mai. Obligé d'annuler sa 73e édition, le Festival de Cannes a été contraint d'imaginer autre chose à la place : un «Cannes hors les murs», un Marché du Film en ligne et un label «Cannes 2020». Quitte à élargir les frontières numériques du Festival ? C'est un mai morose pour les cinéphiles. Au lieu de discuter sur les cinéastes en lice pour la Palme d'or, on entend plus parler de la nouvelle série de Netflix. Les films, les stars, la montée des marches et les médias. Depuis plus de 70 ans, Cannes célèbre cette alchimie unique, mais impossible à organiser à l'ère du coronavirus. À défaut de disposer d'un tapis rouge volant pour chacune des stars attendues, le plus grand évènement de l'univers cinéma a dû être annulé, comme en été 1939 et en mai 1968. Aujourd'hui, tout ce qui reste à Pierre Lescure, président du Festival, et à son délégué général, Thierry Frémaux, est de se montrer combatif pour conserver l'esprit de Cannes. Peut-être pour cela, ils évitent toujours de prononcer le mot «annulation». La vitrine du cinéma, comment veut-elle garder son leadership mondial jusqu'à la prochaine édition sur place ? Dès le mois d'avril, Thierry Frémaux a refusé de transformer la plus grande manifestation du cinéma en édition numérique, contrairement aux (certes, beaucoup plus petits) festivals comme le Cinéma du réel à Paris, Nyon en Suisse, Vues d'Afrique au Canada ou Gabès Cinéma Fen en Tunisie, qui ont tous décerné leur palmarès. Le label «Cannes 2020» Naît alors une fusée cinématographique à trois étages. Tout d'abord, Frémaux envisage de sauver les films déjà sélectionnés (dont Tre Piani de Nanni Moretti, The French Dispatch de Wes Anderson et Benedetta de Paul Verhœven) et le rayonnement du Festival en remplaçant de façon transitoire les prix et la Palme d'or par un label. Cette marque «Cannes 2020» sera lancée avec l'annonce officielle de la liste des films début juin. À l'instar d'Olivier Py, qui, contre vents et marées, avait annoncé en conférence vidéo les pièces de théâtre du Festival d'Avignon pour faire exister l'édition 2020 au moins dans l'imaginaire, et cela finalement quelques jours avant le confinement et l'annulation officielle du festival dans la cité des papes. Un Marché du Film avec des salles de cinéma virtuelles Plus étonnant, le Festival de Cannes va maintenir sa plateforme commerciale, le Marché du Film, leader mondial de l'industrie du cinéma, sous une version numérique. Une première, due probablement aux pressions internationales du milieu cinématographique. Au temps normal, ce rendez-vous incontournable réunit plus de 12 500 professionnels du cinéma (producteurs, acheteurs, programmateurs, distributeurs…) au Palais des Festivals pour y présenter et faire découvrir près de 400 films et projets dans 33 salles de projection. En 2019, les participants américains arrivaient en tête de liste, avant les Français et Britannique. Et parmi les 121 pays représentés, on trouvait aussi de nombreux pays africains comme le Cameroun, l'Ethiopie, le Rwanda, le Soudan ou la Tanzanie. Lors de cette édition numérique, pour garder le plus possible l'ambiance du Festival de Cannes, les longs métrages à vendre ne seront pas disponible en VoD, mais seront diffusés entre le 22 et 26 juin, dans des salles de cinéma virtuelles, sur une plateforme sécurisée, Marché du Film Online, à des horaires précises avec, à la clé, des rencontres individuelles via vidéoconférence. Jérôme Paillard, le directeur du Marché du Film, a déclaré auprès du site américain hollywoodreporter que «nous ne voulons pas, et nous ne pouvons pas remplacer le marché physique. Mais, ce que nous apprenons cette année sera peut-être un modèle pour savoir comment, dans l'avenir, le marché virtuel et le marché physique puissent collaborer». «Cannes hors les murs» Fort de son label «Cannes 2020», le Festival de Cannes souhaite également mettre en place un événement «Cannes hors les murs». Visiblement sans disposer actuellement d'accords signés et donc sans donner des détails, Thierry Frémaux a évoqué dans un entretien à L'Obs son souhait que des films cannois soient présents dans pratiquement tous les grands festivals de cette année : «On ira dans les festivals de Toronto, Deauville, Angoulême, San Sebastian, New York, Busan en Corée et, même, le Festival Lumière, à Lyon. Et dans les salles de France.» Quant à la collaboration avec la Mostra de Venise, considérée par beaucoup d'observateurs comme un rival du Festival de Cannes depuis le Lion d'or décerné à Roma, réalisé par le Mexicain Alfonso Cuaron et produit par Netflix, Frémaux a rétorqué : «Non, il n'y a aucune compétition entre les festivals. Chacun est à sa place, et Cannes à la sienne.» Le Festival de Cannes à l'ère des plateformes Quelle est la place de Cannes à l'ère des plateformes ? Pour Romain Lecler, «c'est dommage [que] le Festival de Cannes n'aura pas lieu en ligne». Selon le sociologue et politiste de l'université de Québec à Montréal, «la crainte d'une disparition des films de festival liée à Netflix est irrationnelle parce que ce cinéma relève d'un autre circuit». Pour lui, ce n'est pas très intelligent d'opposer «la plateforme et la salle, mais l'algorithme et la sélection». Et il conclut : «Cannes a cette année perdu une bonne occasion d'adapter au numérique sa précieuse logique de choix». En attendant, tout laisse penser que les frontières numériques du Festival de Cannes ont déjà bougé. Par exemple, quand Thierry Frémaux réclame dans L'Obs ouvertement d'»adapter la chronologie des médias au XXIe siècle». Et malgré le refus d'une édition numérique ou d'un palmarès confiné, Cannes a accepté volontiers de participer fin mai au festival numérique We Are One, un événement inédit organisé pendant dix jours sur YouTube par le Festival de Tribeca de Robert De Niro où ce dernier souhaite inviter tous les autres festivals. Vers une nouvelle cohabitation entre le Festival de Cannes et Netflix ? Qui se souvient encore de l'édition 2017 ? Avant de rapporter la Palme d'or et l'Oscar avec Parasite, il y a trois ans, le réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho s'est montré fier d'être en lice pour la Palme d'or avec Okja. Mais, peu après s'est félicité d'avoir reçus 50 millions de dollars de Netflix pour réaliser «le film que je voulais faire», le Festival de Cannes a décidé d'interdire la Palme aux films sortis en ligne. Depuis, à son tour, Netflix a boycotté la sélection officielle cannoise tout en rachetant après le palmarès 2019 le Grand prix du jury, Atlantique, de la Franco-Sénégalaise Mati Diop. L'édition 2020 aurait pu être l'année d'une nouvelle cohabitation entre Cannes et Netflix. Et l'incroyable croissance de la plateforme pendant la période du confinement a certainement encore renforcé au milieu du cinéma la crainte d'une rupture avec la jeunesse : «Les plateformes sont plus fortes que jamais, surtout dans la jeune génération. Mais le cinéma peut vivre avec elles, comme il le fait depuis longtemps avec la télévision.» Tout en accusant le géant du streaming d'utiliser «la mythologie du cinéma en allant chercher ses plus grands auteurs et, disons-le, en fait grand profit», Thierry Frémaux avait également affirmé dans les colonnes de L'Obs : «On se bat donc pour préserver l'avenir, qui est aussi le leur !» Enfin et surtout, à l'origine, il avait prévu de projeter – hors compétition – le nouveau film de Spike Lee, président du jury du Festival de Cannes 2020 finalement annulé : «Et pour tout vous dire, il nous a montré un très beau film produit par Netflix. (...) C'était la surprise qu'il nous faisait. Ça aurait été un beau Cannes.» Suite à la crise du coronavirus, DA 5 Bloods, un film sur la guerre du Viêtnam, sortira le 12 juin en première mondiale sur Netflix.