En novembre 2024, est paru l'essai portant sur la protection de l'enfance en Algérie, intitulé «Blessures d'enfance, Réflexions sur un système de protection» de Doria Cherifati-Merabtine (Editions Espace Libre de Zineb Laouedj). Dans l'entretien que nous publions, l'auteure, Docteure en Sciences sociales, présente son livre et expose ses idées sur cette problématique. Pourquoi un essai sur la protection de l'enfance ? Doria Cherifati-Merabtine : Tout est parti de la fonction de spécialiste de la protection de l'enfant que j'ai eu à assumer pendant une douzaine d'années, entre 2002 et 2014, à l'Unicef (Fonds des Nations unies pour l'enfance), et qui m'a rendue plus réceptive aux multiples souffrances dont sont victimes les enfants en Algérie et ailleurs dans le monde. On ne peut pas dissocier entre les souffrances vécues par des enfants, où qu'ils soient. Dans de nombreux pays, la pauvreté et l'ignorance en sont généralement la cause. La mort est, malheureusement, souvent au rendez-vous. Cette dimension ne peut être ignorée. L'année où j'ai commencé à l'Unicef, en 2002, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) estimait que près de 53 000 enfants, jusqu'à 17 ans, ont été victimes d'un homicide. Quand j'ai quitté ma fonction au sein de cette institution onusienne, en 2014, l'attention était attirée sur les périls des conflits armés qui exposaient les jeunes filles aux violences sexuelles, à l'exploitation et aux sévices de la part des soldats, des forces de sécurité, des membres de leurs communautés, du personnel humanitaire et d'autres catégories de personnes. Aujourd'hui, en 2025, la guerre continue à ravager les continents. Les images qui montrent la maigreur des enfants yéménites, affamés par la guerre, nous hantent. Les violences contre les enfants palestiniens, exercées quotidiennement par Israël, nous agressent... Dans ce climat de conflit dont les enfants sont les victimes innocentes, on ne peut rester indifférent. Par ailleurs, l'observation faite sur les pratiques de protection tant sur le plan national, qu'international a suscité en moi une réflexion livrée dans mon essai, que j'ai intitulé « Blessures d'enfance. Réflexion sur un système de protection », un titre qui exprime le constat et l'exigence d'y remédier. A propos de votre livre, pourquoi le choix d'« Espace Libre » pour l'éditer ? Une publication est l'aboutissement d'un long cheminement dans lequel l'édition, maillon décisif, représente souvent une difficulté majeure pour l'auteur(e). On sait que beaucoup de maisons d'éditions rencontrent des difficultés qui ont été particulièrement mises en évidence lors de l'épidémie du Covid. J'ai eu la chance de n'avoir jamais été abandonnée par mes amis, notamment les éditions Qatifa qui m'ont accompagnée dans la recherche d'éditeurs, comme Hibre-Editions dont le directeur avait été très réceptif. J'avais terminé le livre quand est intervenue la tragédie de Ghaza, l'enclave palestinienne transformée par l'agresseur israélien en « cimetière d'enfants à ciel ouvert ». Cela ne pouvait être ignoré. Difficile de parler de Protection d'Enfants en restant tournée uniquement vers les enfants d'Algérie. Les évènements de Ghaza m'ont beaucoup travaillée. J'ai fini par l'exprimer à travers un texte, au début de l'essai, et la photo de la quatrième de couverture. Ce temps de maturation m'a aidée à rencontrer les éditions « Espace libre » de Zineb Laouedj, qui, de plus, est une amie. Cette amitié nous a permis de réfléchir ensemble sur la forme de la publication d'autant plus que nous partagions l'importance de cette problématique et avions pour souci commun de la partager avec le plus grand nombre. A qui est destiné cet essai ? Les enfants affrontent des violences multiples qui vont des plus pernicieuses aux plus agressives et ce, aussi bien dans la famille que dans l'espace public. Cette observation permet de constater les différences d'un pays à l'autre. La protection de l'enfant ouvre sur des questions sérieuses et exigent des réponses tout aussi sérieuses. Elle appelle à une vision systémique sous-tendue par des principes clairement énoncés et partagés par les acteurs qui œuvrent à protéger l'enfant. C'est ce qui explique que cet essai s'adresse d'abord aux professionnels, c'est-à-dire à des personnes directement impliquées dans la protection de l'enfant, qu'elles soient dans les institutions ou dans l'encadrement du mouvement associatif, et aussi aux personnes sensibles à la souffrance des enfants, tout simplement. Ce n'est pas un énième écrit sur la violence, il vise plutôt à proposer quelques pistes à explorer, pour rendre la protection de l'enfant plus effective et plus globale. Y a-t-il une spécificité de l'enfant algérien ? En Algérie, l'enfant a une histoire qui l'ancre dans une autre, celle-ci nationale. Son vécu durant la période coloniale n'a pas toujours été facile, une grande partie a eu faim, a connu la misère, l'analphabétisme ou la déscolarisation... D'où, au lendemain de l'indépendance, les mesures prises en sa faveur dans le domaine de la scolarisation et de la santé perçues comme l'expression d'une justice sociale. Des millions d'enfants ont eu accès à l'instruction avec des résultats spectaculaires. En matière de santé, aussi, comme l'attestent, à titre d'exemple, les campagnes de vaccination qui ont enrayé la poliomyélite et la tuberculose qui touchaient particulièrement les enfants… J'ai pu constater, pendant le volontariat étudiant dans les années 1970, comment les enfants ont accueilli ces campagnes de vaccination dans les campagnes. Dès l'indépendance, la protection de l'enfance a constitué un centre de préoccupation majeure. Je pense que c'est une dimension qui a guidé tout ce qui a été entrepris envers l'enfance. Qu'est-ce qui a été fait ? L'Algérie a pris d'importantes mesures pour protéger l'enfance. Des instruments ont été créés au niveau institutionnel, en particulier l'Organe national de protection et promotion de l'enfance. Toutefois, la complexification de la protection de l'enfance exige de parfaire ces instruments. C'est pour cela que je pense que nous sommes dans une phase de « construction d'un système de protection ». Selon moi, nous sommes devant un pré-système de protection. Nos institutions fonctionnent encore en ilots. Elles sont fermées sur elles-mêmes au moment où il faut mettre en commun l'ensemble des informations que chaque institution détient sur les situations de violences faites aux enfants. Il est important de partager ce capital commun, de s'entendre sur les finalités que l'on assigne à la protection. Comment amener la société algérienne à prendre en charge la protection de l'enfance ? Vous avez raison de poser cette question. Depuis que la protection de l'enfant est reconnue comme un droit par la Convention Internationale des droits de l'enfant, les législations des pays signataires sont dans l'obligation de la reconnaître comme tel. L'Etat devient le garant de la défense de ce droit. Bien avant que la protection de l'enfance acquière ce statut, elle a toujours existé en tant que pratique. Toutes les sociétés ont des pratiques de protection des groupes vulnérables, dont les enfants. Enoncée comme droit, la protection de l'enfant ne relève plus d'une simple compassion mais devient une obligation de l'adulte de protéger l'enfant. La notion de droit lui donne un statut autre qui introduit la notion d'obligation de le protéger, de le respecter. Dans la mesure où elle n'est pas signataire de la Convention, la société ne se trouve pas dans les mêmes obligations que l'Etat. Pourtant, elle ne peut pas ignorer cette dimension. Reconnaître à la protection le statut de droit et tout ce que cela exige signeraient l'évolution de la société, son émancipation. On est devant une situation complexe. Comment accède-t-on à un droit ? Comment une simple pratique peut-elle se transformer en droit ? Il y a des signaux qui expriment cette évolution. Je prends pour exemple la période particulièrement douloureuse, en 1994, où les parents étaient sommés de ne pas envoyer leurs enfants à l'école sous peine de représailles. Face à la menace, ils ont quand même envoyé leurs enfants à l'école. Cet acte n'est pas banal. Qu'a-t-il pu bien se passer à ce moment ? Je pense que la mémoire sociale a joué, ravivant un pan de l'histoire nationale, dans la période coloniale, où les Algériens ne pouvaient s'instruire, une situation qui les marginalisait. L'instruction est devenue comme le seul moyen de garantir un avenir à l'enfant ; le priver de l'école, c'est le marginaliser, c'est assombrir son avenir. Du coup, la possibilité d'acquérir une instruction par l'école devenait synonyme de protection. La protection s'est trouvée enrichie alors d'une dimension fondamentale. Protéger son enfant, c'est le voir continuer sa scolarité. Je reviens sur cet exemple parce que je considère qu'il signe l'émergence dans notre société du droit de l'enfant à la protection. La protection de l'enfant est l'affaire également de toute la société, car des pratiques négatives qui mettent en danger l'enfant y subsistent. La famille est le premier organe de protection, c'est là que l'on doit lutter contre les discriminations, que l'on apprend le respect du corps… Un signalement, assimilé trop souvent à de la délation, peut sauver un enfant d'une situation abusive de maltraitance. Il est vrai que la société d'aujourd'hui se complexifie, l'enfant y acquiert un statut différent pas toujours facile à comprendre et à accepter. Il sort de son mutisme. En ce sens, le débat sur le droit à la protection de l'enfant ne doit pas uniquement être un débat d'initiés, il concerne toutes les personnes qui ont un intérêt pour l'enfant. Il porte en lui les valeurs, les principes fondateurs d'une société. Je ne terminerai pas sans avoir une pensée pour les enfants de Ghaza pour qui notre soutien demeure indéfectible et qui, suite au cessez le feu, est appelé à prendre une tournure plus concrète, plus directe, respectueuse de leur souffrance. Enfants, qui ont vu leurs droits bafoués et qui doivent être réhabilités, dans le respect de leur être profond, de leur dignité.