Deux filles et autres anecdotes C'est à cette époque que le capitaine Vrigny ramena d'opération deux femmes des Betahias qui s'étaient ralliées. Il me proposa d'en faire des infirmières. La construction du gourbi, pompeusement appelé dispensaire, situé près de l'école, venait d'être achevée. Une tâche difficile m'incombait : former deux femmes du beld ne sachant ni lire ni écrire et parlant à peine le français. L'une d'elles, je l'appellerai Djamila, était plutôt jolie, une vingtaine d'années, de taille moyenne, les attaches fines, un bel ovale de visage, des lèvres charnues, un regard intelligent. L'autre, je l'appellerai Bettina, beaucoup plus âgée, les traits épais, forte corpulence. Toutes deux étaient revêtues du costume traditionnel, longues tuniques floues retenues à la taille par une ceinture fine, un foulard noué sur les cheveux. La tenue de Djamila était dans les marrons violacés avec des motifs floraux plus clairs, celle de Bettina rouge carmin brillant et uni. Pour couronner le tout, Letendre ayant obtenu la quille, je venais d'hériter d'un nouvel infirmier, à former lui aussi, garçon de café dans le civil, Barthélémy, sympathique rouquin qui semblait heureusement assez débrouillard. En résumé, je disposais de deux Arabo-Berbères illettrées, d'un garçon de café et d'un gourbi qu'il fallait, par un coup de baguette magique, transformer en infirmières, infirmier et dispensaire. Et moi, le magicien, j'étais un étudiant en médecine en fin de cinquième année. Au début, tout se passa bien. Les consultations du dispensaire attirèrent beaucoup de monde. Certains jours, le nombre de consultants dépassait la cinquantaine. Les femmes exprimaient plus librement leurs problèmes à des femmes qui parlaient leur langue. Djamila apprit vite à désinfecter et panser les plaies, à passer des colorants sur les dermites, à instiller des collyres. Le rôle de Bettina consistait surtout à maintenir les locaux propres. Je lui confiais aussi mon linge à laver. J'obtins pour Djamila des vêtements européens et une blouse blanche. Ce fut peut-être une erreur, car sa tenue lui arrivait juste au-dessous du genou et les villageois furent choqués de la voir se promener jambes nues. Dans la louable intention de progresser en français, Djamila passait une grande partie de son temps libre à l'école. Elle fit effectivement de rapides progrès ce qui me rendit service pour les interrogatoires et les prescriptions thérapeutiques. Mais ce qui devait arriver arriva : G…, un des instituteurs, ne put résister à son charme et noua des rapports très étroits avec son élève. Quant à Bettina, elle ne tarda pas à subir les assauts d'un des artilleurs, F… qui dut mener l'attaque avec trop de brusquerie, car elle se plaignit au capitaine. F… fut convoqué par ce dernier et reçut une verte semonce : « Mais enfin F… qu'est-ce qui vous a pris ? Vous verriez un tronc d'olivier revêtu d'une jupe que vous ne pourriez pas résister !... » Il est un fait que mes petits gars astreints à une longue continence, avaient la tête qui tournait facilement. Il y avait bien le bordel d'Orléansville, surveillé par l'armée et régulièrement contrôlé par un médecin militaire, mais les occasions de la descente dans cette ville étaient exceptionnelles et encore fallait-il avoir la chance de faire partie de la section désignée pour assurer la protection du chef de poste ou de l'aspirant chargé d'une mission à Orléansville. Il y avait dans cet établissement une équipe de filles qui pratiquaient apparemment leur spécialité avec beaucoup de conscience professionnelle : en allant récupérer un jour mes gars devant la porte de cette maison, j'ai en mémoire l'image du deuxième classe M… sortant le visage défait, les genoux fléchis, soutenu par deux camarades. Il venait de passer un moment avec une certaine Dédé… A la suite de la plainte de Bettina, le capitaine donna à mes infirmières un sifflet à utiliser au cas où elles seraient à nouveau importunées. Les jours suivants, on entendit plusieurs coups de sifflets… «Mais mon capitaine, je ne l'ai même pas touchée, je lui ai seulement fait de vagues propositions…» Par la suite, les choses eurent l'air de se calmer. En réalité, elles allaient en s'aggravant. Effectivement, au fil des jours, Bettina se fit de plus en plus compréhensive. La nuit, des petits malins s'arrangeaient avec les sentinelles pour sortir du poste et se diriger vers le dispensaire où il y avait tout ce qu'il fallait pour s'ébattre tranquillement. On passa à une vitesse supérieure lorsque les harkis se mirent de la partie. Le capitaine eut vent de l'affaire. La méthode sifflet étant devenue obsolète, il acheta une lampe électrique de forte puissance, un véritable projecteur que la nuit il allumait soudainement en direction du dispensaire, mais il ne réussit à prendre personne sur le fait par cette méthode. On commençait à sombrer dans le vaudeville. Djamila suivit-elle l'exemple de Bettina ? Je ne peux l'affirmer, toujours est-il que les deux filles partagèrent la même réputation qui s'étendit rapidement dans les autres batteries du 3/65° régiment d'artillerie. Etant donné qu'elles étaient à mon service, je commençais moi-même à passer pour un personnage pas très net. Un jour que j'étais en visite à Draâ Messaoud, un MDL., ancien d'Indochine, me prit violemment à partie : « Ces filles c'est une honte ! Non… ça n'a pas de nom, Arrêtez… Il ne faut pas faire ça…» Il écumait littéralement de rage. Finalement la présence de ces femmes fut plutôt pour nous un problème et n'eut pas vis-à-vis de la population l'effet positif escompté. Pour couronner le tout, les médicaments entreposés dans le dispensaire baissaient de façon inhabituelle, le bruit courut d'une partie servait à alimenter les hôpitaux clandestins de l'ALN. Cette fois-ci, la coupe était pleine, c'est pourquoi j'allais trouver le capitaine Vrigny pour le persuader d'arrêter là l'expérience et d'expédier Bettina et Djamila par le prochain convoi à Larmartine, ce qui fut fait quarante-huit heures plus tard. Ces filles furent employées à la SAS et se firent oublier. Le calme revint à Abd El-Kader L'instituteur fit une dépression nerveuse. Récemment j'ai contacté un ancien harki d'Abd El-Kader, il évoquait le souvenir de Bettina, le visage épanoui éclairé d'un large sourire et d'un air sous-entendu : « Ah ! Bettina…! Bettina…! Les rapports entre le capitaine et ses hommes étaient parfois explosifs. Dans le souci de les entraîner, il avait décidé de leur imposer une demi-heure de gymnastique tous les matins. Ensuite, ils défilaient sous le commandement du brigadier Félix Flatteau en chantant : «Quand l'artilleur de Metz arrive en garnison, toutes les femmes de Metz se mettent à leur balcon…» Et de son bureau, le capitaine écoutait avec satisfaction ses soldats chanter d'une voix mâle ces couplets traditionnels de l'artillerie. Or, les petits gars du contingent n'appréciaient pas du tout ces séances de gymnastique. Ils estimaient qu'ils crapahutaient assez comme cela. Un matin, le capitaine faillit attraper «un coup de sang» et surgit de son bureau rouge de colère en hurlant : « Non… Félix… Halte… Tout de suite dans mon bureau…» Les collines d'Abd El-Kader répercutaient au loin les échos d'un chant qui n'avait rien de militaire : « Ah ! c'qu'on m'emmerde ici… Ah ! c'qu'on s'emmerde ici… Merd'ici, merd'ici, merd'ici... Tsoin tsoin…» Felix eut deux jours d'arrêts de rigueur… Mais quelques semaines plus tard, le capitaine annula ces séances de gymnastique. L'après-midi touche à sa fin, je suis dans ma chambre infirmerie. Gredais, un de mes collègues aspirant, entre dans la pièce afin de converser avec moi avant le dîner. Ma MAT 49 est posée sur la table. La conversation tombe sur cette mitraillette. Tout en discutant, je la prends dans la main : «C'est effectivement une arme excellente» Je l'arme. J'étais persuadé que mon chargeur était vide. Je m'apprête à appuyer sur la détente. Mais le canon est dirigé sur la tête de Gredais. Une des rares phrases apprises à l'instruction me revient : «On ne vise jamais un camarade même avec une arme vide». J'élève le canon de façon à viser le plafond. Je presse la détente et atterré lâche une rafale. Gredais plonge sous la table et m'engueule copieusement. Les balles trouent le toit et passent au-dessus de la tête d'un harki qui montait la garde sur les remparts du fortin dominant le poste. Aussitôt coup de fil du piton : «Venons de recevoir une rafale de mitraillette. Que se passe-t-il ? Ce n'est rien, c'est le toubib. » Deux ans auparavant, un jeune appelé de la neuvième batterie pointa également par jeu son arme, un fusil Garand, sur un camarade. Il était lui aussi persuadé qu'il n'était pas chargé. Il l'avait nettoyé une heure avant, mais il n'appliqua pas au dernier moment le précepte appris à l'instruction. Son ami d'enfance, Gilbert Rogaume, qui habitait le même village de la Creuse reçut la balle dans la tête et mourut peu après. Que s'était-il passé ? Un artilleur avait pris par erreur ce fusil placé à côté du sien pour effectuer une courte patrouille. Au retour, il avait remis l'arme à sa place en laissant une balle dans le canon… A suivre