Ils ont vécu la guerre d'Algérie et parfois la Seconde Guerre mondiale. A leur époque, la télévision, Internet ou le téléphone n'étaient pas entrés dans les foyers. On éclairait les rues de La Casbah d'Alger à la bougie, l'électricité n'était pas encore installée. Et la voiture... Ils ont vécu un siècle d'inventions, mais également de maladies et de conflits armés. Ils ont plus de 65 ans aujourd'hui et représentent encore une minorité d'une population algérienne grouillante de jeunesse et de dynamisme. Quand ils racontent leur histoire, c'est un voyage à travers le temps. Le tableau du grand-père, ou de la grand-mère, entouré de ses petits-enfants a pris plus d'une ride. La transition de l'art romantique au surréalisme s'est faite sans prise de conscience. Le statut de patriarche ou de matriarche s'est envolé. Aujourd'hui, les personnes âgées « vieillissent » dans l'indifférence et parfois dans le rejet. A chaque personne âgée, une histoire. A chaque histoire, une foule de problèmes. Et des questions... Yema » Messaouda vit depuis deux ans dans le centre de vieillesse de Dély Ibrahim. Une djeba fleurie, les yeux bleus, un foulard serré autour de sa tête, un autre qui couvre ses épaules, elle se confie entre deux rages de vaincre et un sanglot. Voici son histoire : « Mon fils m'a jetée dehors », avoue-t-elle en guise d'introduction. Du moins, il a tout fait pour la mettre dehors depuis le décès du mari. « J'ai eu 7 enfants et 3 sont morts. Je n'ai eu que des garçons et l'un d' eux est venu s'installer avec sa femme dans mon appartement lorsque leur père est décédé », continue la vieille dame. L'éducatrice et la psychologue, présentes durant l'entretien, essaient de calmer les autres pensionnaires, toutes très âgées, qui font du bruit pour se faire remarquer. Yema Messaouda donne une petite frappe à sa voisine, énervée d'avoir été interrompue. Elle reprend : « Dans un premier temps, ils m'ont laissée dans une pièce de l'appartement en me négligeant totalement. A plusieurs reprises, ma belle-fille m'a donné des coups. » A cet instant, elle guide mes doigts vers son dos décharné pour faire sentir les bosses ou les creux occasionnés lors des scènes de violences. Son aspect frêle renseigne sur sa vulnérabilité. « N'en pouvant plus, j'ai décidé de sortir de l'appartement et de vivre dehors », indique-t-elle. L'éducatrice précisera que des gens dans la rue l'ont amenée ici. Comme dans un sursaut de mémoire, elle revient : « Mon fils m'a emmenée à plusieurs reprises chez un médecin en disant que j'étais folle, que je grattais le mur dans la nuit. On m'a administré des médicaments qui m'ont complètement abrutie. » La psychologue, qui suit le récit, commente en disant que le fils visait l'obtention d'un certificat de non-valide. « Mais je ne grattais pas le mur. J'écrasais les moustiques qui me piquaient », explique-t-elle sur un ton éhonté. Yema Messaouda pleure. Son combat visait à récupérer son appartement. Une avocate, en charge de l'affaire, est passée il y a quelques jours pour lui annoncer que la justice lui avait donné raison. Elle pourra réintégrer son appartement dans 10 jours et son fils est sommé de quitter les lieux. Elle y vivra seule, mais ne s'en inquiète pas. Derrière son menton volontaire et ses doigts cramoisis par les inflammations, elle veut juste rentrer chez elle. Et ne plus être battue. Delaissés, mal compris, sans familles Amar a 66 ans. Depuis trois ans, il vit au centre de vieillesse de Bab Ezzouar. Il passe ses journées dans sa chambre à lire ou à regarder la télé. Il ne fréquente personne, mais va prendre une boisson dans un café de la ville de temps en temps. Voici son histoire : « Ma femme m'a jeté dehors, nous sommes divorcés. » Et vos enfants ? « Ils ont pris le parti de leur maman », dit-il. « J'étais gestionnaire dans une administration publique et ma femme chef de service dans un secteur sanitaire. Le logement de fonction était à son nom. Lorsque j'avais fait une demande de logement de fonction à l'époque, on n'a pas voulu me l'attribuer puisque ma femme en possédait déjà un », raconte-t-il. Les motifs de leur divorce et les raisons qui ont poussé sa femme et ses enfants à le renvoyer du domicile, il n'en soufflera mot. " « Elle me reprochait toujours le fait que des gens dans la rue lui demandaient de me passer le bonjour. Si j'étais quelqu'un de dégueulasse, on ne me passerait pas le bonjour », justifie-t-il. Aucune visite de ses enfants sauf une fois ses deux fils. « Et c'est parce que j'allais passer sur le billard et qu'une personne d'ici les a appelés en les culpabilisant. » Mais seuls ses fils sont passés une fois. Sa fille de 30 ans lui a dit un jour, selon lui : « Je ne veux plus jamais entendre parler de toi. » « Je m'étais juré de ne jamais chercher après elle. Cependant, il y a quelques jours, je suis allé à Boudouaou et mon dernier fils est venu me voir avec elle. Je n'ai toujours pas compris pourquoi ce changement. Mais je n'ai pas pu la rejeter », avoue-t-il. « S'il y a des gens que je tiens à remercier, c'est une famille qui m'a accueilli pendant le Ramadhan. Cela m'a fait du bien d'être en famille, entouré dans une ambiance chaleureuse. Même leurs enfants m'appelait grand-père », dit-il. Les mains jointes, tête baissée, il raconte. Ses sourcils broussailleux se froncent quand il évoque sa femme. Avec un sourire timide, il clame : « Elle me reprochait de ne pas avoir de voiture. Je lui répondais que personne n'était venu frapper à la porte pour demander de lui rembourser de l'argent. Je faisais ce que je pouvais pour les miens. » Mokhtar, de son nom de guerre (d'indépendance), a 69 ans. Il vit sur les hauteurs d'Alger avec sa femme et ses enfants. Entouré des siens, il ne souffre pas de solitude, mais « j'aimerais bien avoir un peu la paix », dit-il avec humour. Ce dont souffre Mokhtar, c'est d'un trou maculaire à l'œil gauche. Les médecins n'ont pas réussi à se prononcer sur ce type de détérioration de la rétine. Son origine est inconnue et son évolution aussi. Voici son histoire : « J'ai déjà de l'hypertension et j'ai réussi à me débarrasser de mon cholestérol. Je fais très attention à ma santé en mangeant sainement et en faisant de la marche (5 km par jour). Ce trou maculaire m'empêche de voir et de lire. En fait, je vois à moins d'un mètre, mais de manière complètement déformée. C'est presque monstrueux. J'ai consulté de nombreux spécialistes et on m'a affirmé qu'il fallait opérer. Le problème, c'est qu'on ne pratique pas ce genre d'opération en Algérie. En fait, on vient d'acquérir le matériel, mais les praticiens ne sont pas encore formés donc on m'a demandé d'attendre. Les spécialistes m'ont plutôt conseillé de faire vite, car on ne connaît pas l'évolution de la maladie. » Ce genre d'opération n'est pratiqué qu'en France et en Espagne. Il n'a obtenu aucune prise en charge ou aide de l'Etat algérien. Sa famille, solidaire, l'a aidé financièrement pour pouvoir partir se faire soigner en France. Leurs enfants ne veulent plus s'occuper d'eux Zineb, 75 ans, vit dans un appartement situé au 1er Mai. Elle obéit aux recommandations de son médecin qui lui a prescrit un régime, mais conserve un poids important. Elle a beaucoup de mal à tenir sur ses jambes, mais s'oblige, de temps en temps, à tenir la conversation avec des femmes du quartier dans le square pour enfants situé près de l'UGTA au Champ de manœuvre. Voici son histoire : « J'ai eu sept enfants dont quatre beaux garçons. Deux vivent à l'étranger et deux autres vivent avec moi. L'un d'eux est sans travail depuis de nombreuses années et c'est avec ma pension (celle du défunt mari) que je l'aide. Je ne peux plus m'occuper du ménage. Laver le sol ou le linge m'est impossible. J'ai bien une fille qui vient tous les quinze jours faire le grand nettoyage, mais au quotidien, c'est impossible. » Zineb n'a personne pour l'aider. Elle est incontinente, mais refuse une aide étrangère. « Ma fille m'a proposé de me ramener quelqu'un qui puisse me laver et faire mon ménage, mais j'ai peur. J'ai peur d'être abusée ou qu'on me vole », avoue-t-elle. Une fois partie, une vieille du groupe du square commente : « En fait, elle ne veut pas reconnaître que ses enfants ne veulent pas s'occuper d'elle. Elle prétend qu'elle a peur d'une aide étrangère, mais je suis sûre qu'elle ne demande que ça. Elle ne parle à personne chez elle et c'est pour cela qu'elle descend ici. » Et de poursuivre : « Nous sommes tous dans les mêmes draps. Notre famille ne nous jette pas dehors, mais ne s'occupe pas de nous non plus. Les filles, une fois mariées, ont généralement des époux qui refusent qu'elles nous prennent en charge. Quant aux garçons, ils font leur vie et ne se déplacent que pour les fêtes. »