En le regardant vivre dans cet espace du verbe et de la magie, je me suis alors perdue dans son regard profond et très doux qui venait discrètement bouleverser le mien. Je l'ai laissé faire. Non. Je ne voulais pas résister car en me laissant faire, je me suis retrouvée. Et en me retrouvant, je n'ai pas pu m'empêcher d'avoir des larmes aux yeux car en cet instant d'extase, je n'ai pu m'empêcher de penser aux miens restés en Algérie, ce pays qui ne cesse de se débattre dans des déambulations schizophréniques. Je n'ai pu également m'empêcher d'avoir une pensée pour tous et toutes les Palestinien( ne)s qui vivent à genoux, au bord de la crise cardiaque. Sans oublier bien évidemment mes ami( e)s réfugié( e)s palestinien( e)s vivant dans le camp de Chatila à Beyrouth au Liban, : Wassim. Souha. Mahmoud. Oum Mariam. Abou Hicham. ABou Wassim et bien d'autres qui vivent et continuent à vivre dans un lieu qui prend l'allure d'un univers clos chargé de détritus faisant l‘effet d‘un électrochoc. Un lieu de vie où les ruelles étroites et ombrageuses, les habitations construites en verticale et les murs chargés de dessins et d'écritures symbolisant la vie du camp et les préoccupations de tous ordres des habitants donnent au visiteur non averti, une sensation d'étouffement, de malaise et de profonde tristesse. Mahmoud Darwich ? Un véritable gentleman. De la courtoisie, de la sobriété, le sens du respect, de l'autre, …Ses yeux étaient beaux. Son regard était doux et troublant. Et à la fin du spectacle, je n'ai pu m'empêcher de lui dire que c'était très beau. Et lui, en me regardant droit dans les yeux, il m'a dit en langue arabe : «Qui ? Le poète ou la poésie ?» Et n'ayant pu résister à ce charme fou qui se dégageait de ce sourire étoilé et de ces mots qui ruisselaient de sa bouche de troubadour, je lui ai répondu, les joues toutes rouges : «Les deux.» «Oh, quelle audace ! », je me suis alors surprise à penser. Et à ce moment-là, j'aurai donné n'importe quoi pour me perdre dans les bras du concepteur du merveilleux poème d'amour Rita wa El boundoukiya ( « Rita et le fusil »), cette histoire d'amour inachevée. Ratée. Et empêchée qu'il ne cesse de chanter du fond de son monde souterrain. « Ah Rita entre nous, mille oiseaux mille images d'innombrables rendez-vous criblés de balles le nom de Rita prenait dans ma bouche un goût de fêtedans mon sang le corps de Rita était célébration de noces deux ans durant, elle a dormi sur mon bras nous prêtâmes serment autour du plus beau calice et nous brûlâmes dans le vin des lèvres et ressuscitâmes …» (Rita et le fusil ») Oui. Me perdre. Me perdre seulement dans les bras de cet homme qui pour moi représente un mythe. Et me réfugier dans la légèreté de l'âme des ces vers qui m'entraîne malgré moi vers cette sensation vertigineuse de liberté. Cette apesanteur tant recherchée ! A présent, le temps est souple. Le poète ne chante plus. Oui. Il s'est tu. Sa voix s'est arrêtée de se mouvoir. De courir. De sauter. De vibrer. De s'émouvoir. D'émouvoir. D'attrister. De rendre simple la complexité d'une histoire qui elle, continue de courir à perdre haleine dans le dédales de la grande Histoire qui semble fatiguée de tant de vicissitudes, de tours et de détours. Le poète ? Il s'est tu une nuit certainement à cause de son c?ur qui a lâché ne pouvant plus du poids ô combien pesant de ses mots, ses images, ses métaphores qui à présent voyagent à travers les espaces libérés de leurs frontières absurdes. A travers le temps qui se laisse aller à la magie de ces milliers et milliers de voix qui chantent comme elles respirent. Ces voix multiples et variées qui porteront ces messages de Paix et d'Amour et veilleront à « inverser la fatalité du gouffre… » Oui. La relève ! La relève ! Oui. Mais et le poète ? Il est seul à présent. Qui lui tiendra compagnie ? Vieillira t-il donc seul, sans personne à qui parler ? Ni sur qui s'appuyer ? Ni sur qui compter ? Dormira-t-il seul dans cette immense jungle habitée par des forces obscures qui semblent le suivre et le poursuivre même dans son repos éternel ? Qui essuiera ses larmes lorsqu'elles couleront à flot ? Qui réchauffera son âme qui se meurt dans la lumière blafarde du crépuscule ? Qui lui donnera des nouvelles de sa terre natale et de cet olivier qui attend inlassablement le retour du doux soleil du printemps et le chant ancestral des oiseaux qui se voilent la vue pour pleurer ? Qui ? Qui ? Qui ? Dis-moi qui ? Qui pansera les blessures de son cœur meurtri ? Qui apaisera ses nuits tourmentées ? Qui ? Qui ? … - Oh, que de qui ? Mais ne vois-tu donc pas ? Le poète n'est pas seul. Un homme qui porte les stigmates d'une vie en décalage lui tient compagnie. Un homme dans un corps marqué par des traces de blessures d'une existence «out of place». Ni en Palestine. Ni à New York. Cet être hors du commun qui aime à dire qu'il a «l'impression parfois d'être un flot de courants multiples – qui – comme les thèmes de nos vies, coulent tout au long des heures d'éveil et si tout se passe bien, n'ont pas besoin de s'accorder ni de s'harmoniser... » (Edward Saïd). Assis, dos à dos, les deux hommes parlent. Des mots. Des mots. Des mots … Oh, cette coulée de mots qui jouent et dansent dans une conversation entrecoupée tantôt de silences. Tantôt de sanglots. Inquiets. Eternellement insatisfaits. Enfermés dans leur univers intérieur, ces deux hommes que le hasard a réunis en cet endroit où règne une atmosphère d'ennui, de monotonie et de vacuité, ne peuvent trouver le repos que dans leur Moi. Absent. En escale. Dans un lieu hors du Temps. Les deux hommes parlent et conversent au gré des éternités qui passent. Leur conversation ? Une accumulation de mots qui révèlent à la face du monde l'histoire de leur vie au temps où la mort, réduite au silence, cherchait inlassablement dans des efforts vains, à effacer les pas de ces deux existences qui ont vécu à contre-courant. Voici qu'à présent leur verbe occupe tout l'espace. Dans ses coins. Et ses moindres recoins. Oh, le bruit infernal de ces halètements et de ces bourdonnements qui poursuivent leur course sans fin et vont se nicher dans la lumière enfouie dans «l'espace blanc» de la vie ! Ce lieu où le blanc et le noir. Où l'obscurité et la lumière. Où les hommes et les femmes. Où le oui et le non, se regardent face à face dans le reflet de cette ombre de l'invisible qui ouvre sur un monde peuple d'une pluralité de regards. Reconnaissants. Soi et Moi réconciliés. Enfin ! Dans ce verbe qui dit : Porte donc ta terre natale où que tu ailles et sois narcissique s'il le faut. Exil, le monde extérieur. Exil, le monde caché. Qui es-tu donc entre eux ? – Je ne me présente pas de peur de me perdre. Et je suis ce que je suis. Et je suis mon autre dans une dualité harmonieuse entre parole et signe. Si j'étais poète, j'aurais écrit : Je suis deux en un, telles les ailes d'une hirondelle Et si le printemps tarde à venir, je me contente de l'annoncer ! Il aime des pays et les quitte. (L'impossible est-il lointain ?) Il aime migrer vers toute chose. Car, dans le voyag- Voici qu'une périphérie avance, qu'un centre recule. L'Orient n'est pas totalement Orient ni l'Occident, Occident. Et l'identité est ouverte au multiple. - Elle n'est ni citadelle ni tranchée. - La métaphore dormait sur l'une des rives du fleuve. N'était la pollution, - Elle aurait enlacé l'autre rive. - As-tu écrit ton roman ? J'ai essayé... Tenté de retrouver mon image dans les miroirs des femmes lointaines. Mais elle se sont enfoncées dans leur nuit fortifiée. Et elles ont dit : Notre univers est indépendant du texte. Aucun homme n'écrira la femme, énigme et rêve. Aucune femme, l'homme, symbole et star. Nul amour ne ressemble à un autre, nulle nuit à une autre nuit. Laisse-nous donc énumérer les vertus des hommes et rire ! - Qu'as-tu alors fait ? – J'ai ri de mon absurdité et mis mon roman au panier. Le penseur bride le récit du romancier et le philosophe dissèque les roses du chanteur » (contrepoint (pour Edward Said). Mais on dirait qu'ils sont sur le point de s'en aller. La discussion est donc close ? Ils se lèvent. Ils avancent à petits pas, hésitants. Les deux titubent. L'un essaye de soutenir l'autre. L'autre essaye de consoler l'un. Sur leur visage des traces d'une douleur commune. Une souffrance qui se laisse perdre dans cet immense espace, lieu de partage d'une émotion. D'un regard. D'une complicité. D'une tendresse. D'une amitié… D'un rêve. De deux. De trois … Mais, mes chers mentors qui me manquaient tant, saviez-vous que désormais, il y a de la place pour une multitude de rêves dans un même lit. (Suite et fin)