«Mourir de faire le pitre / Pour dérider le désert / Mourir face au cancer / Par l'arrêt de l'arbitre» «Vieillir». Jacques a dit : «Je ne veux pas mourir vieux.» La mort l'a pris au mot, elle qui ne sait pas jouer avec. Sa carrière n'aura finalement duré que vingt ans à peine. Trouvère anachronique, fantaisiste généreux, Jacques Brel ne suivait guère les modes. Il ne les aimait pas. Ardent pourfendeur de l'immoralité et de l'absurde, l'artiste a pourtant su témoigner de son temps pour finalement parvenir à capter l'universel. Et ses chansons traversant les années et les âges, il les a accompagnées, s'inscrivant avec elles dans ce que l'inconscient collectif a de plus précieux. Vie d'artiste et art de vivre Jacques Brel, c'est cette longue silhouette émaciée avec des bras trop longs qu'il agite excessivement. Brel, c'est une centaine de chansons et une foule de personnages. Ses amants, ses cocus, ses paumés, ses bourgeois, ses vieux, ses bigotes et ses marins poissards. C'est Mathilde et Madeleine, Jef et Jojo. Autant de projections, réelles ou imaginaires, de souvenirs délicatement conservés. A travers sa comédie humaine, Brel se livrait tout entier, sans pudeur. Il ne savait ni mentir ni manipuler. Ses chansons sont des miroirs. Ses mots, le reflet de ses pensées. La musique, de ses humeurs. Sincère, tendre, violent, lucide, grave. Jacques Brel, c'est surtout une incarnation de l'artiste comme on n'en fait plus. L'artiste total. Celui qui vit pour l'art autant que l'art le fait vivre. L'œuvre épouse la vie. L'artiste, l'homme. Le comédien, le chanteur. Le parolier, le poète. Lequel incarnait l'autre ? Un peu les deux sans doute. Tous se confondaient pour n'en constituer qu'un, entre réalité et fiction. Du Phoque hilarant au Grand Jacques Jacques Brel, c'est aussi et avant tout un sens inné de la mise en scène, jouant les satires (les Bonbons), mimant ses personnages (Ces gens-là). Cette scène qu'il dévore à chacune de ses représentations. Brel vit debout : en 1962, il signait pas moins de 327 concerts. Eternel écorché, il y lâche ses vers comme si sa vie en dépendait. Il semble se consumer de l'intérieur, la sueur perlant sur son visage. Il trépigne, se balance, transpire, postillonne. C'est l'Olympia 1964. Celui du 16 octobre. Son troisième. Une apothéose. Porté par son immuable trio - l'orchestre de François Rauber, le piano de Gérard Jouannest et l'accordéon de Jean Corti -, Brel jette à la figure d'un public parisien médusé une tempête insensée, Amsterdam (chanson que l'artiste n'enregistrera jamais en studio car il la trouve bancale !). Brel apparaît alors plus solide, plus tranchant. On est bien loin du Phoque hilarant, souvenir de ses années passées parmi les scouts, ou de l'«abbé Brel», comme le surnommait un certain Georges Brassens alors qu'il «s'acharnait à lever les torchons» (débuter un spectacle, en argot) sur les planches des cabarets parisiens. Aux Trois Baudets, à l'Echelle de Jacob, Chez Patachou. Le prêcheur naïf un peu gauche s'est peu à peu effacé pour laisser la place au Grand Jacques, le sarcastique au trait juste. Désormais, il s'expose aux regards de tous, ne se cache plus derrière sa guitare. Plus sûr de son art, Brel devient ce troubadour impétueux, brûlant sa vie sans retenue. Obstinément adolescent «Tout va s'arrêter, ce n'est pas important de vivre, ça ne sert à rien, pas même à soi», explique Brel au micro d'Europe 1 au cours d'un débat avec Georges Brassens. La mort, Jacques Brel l'évoque souvent. Dans sa vie comme dans ses chansons. «Mourir, cela n'est rien / Mourir, la belle affaire / Mais vieillir, oh, vieillir» (Vieillir). Si l'artiste ne craint pas la mort, il ne supporte guère sa compagnie. Vieillir, c'est ne plus avoir de rêves ou d'illusions. C'est céder aux convenances sérieuses et castratrices. C'est écouter cette pendule d'argent «qui dit oui, qui dit non, qui dit : je vous attends» (les Vieux). Brel ne veut pas être celui qui reste seul pour voir son corps s'affaisser, sa voix dérailler. «Je me dis que dans une dizaine d'années, je vais peut-être devenir adulte», lance-t-il, amusé, dans une interview parue en septembre 1967, quelques mois seulement après avoir fait ses adieux à la scène. Il a 38 ans et il lui en reste onze à vivre. Résolument jeune et naïf, accroché à ses rêves, Jacques Brel prend soin de garder à distance ce monde des adultes qu'il exècre. Ces adultes «tellement cons / Qu'ils nous feront bien une guerre» (Fernand'). Une esthétique de l'existence Jacques Brel aura mis du temps avant de croire en l'humain. En quelques-uns du moins. Exigeant en amitié, intransigeant quant à l'idée qu'il se fait de l'homme, Jacques Brel n'a eu de cesse de fustiger l'indifférence bourgeoise et la médiocrité arriviste (Ces gens-là). Chez lui et dans ses chansons, les adultes sont souvent sources de colère et de révolte. Eux qui ont tué Jaurès ou qui «s'amusent comme des fous / Aux dangereux jeux de la guerre» (le Diable). Alors il lance ses charges antimilitaristes sur le Caporal Casse-Pompom et plus encore, dans le cinglant Au suivant, où Brel dépeint le sinistre manège d'un «bordel ambulant d'une armée en campagne». De façon plus dérisoire, Brel sait se faire farceur et pamphlétaire. Il se moque de ces Bourgeois qui s'abêtissent en vieillissant. Des culs-bénits et des Bigotes qui «confondent l'amour et l'eau bénite». Ou encore de ces Flamandes dépassionnées, prisonnières des convenances morales. Plus une raillerie malicieuse qu'une diatribe acerbe, envers tous ceux qui lui reprochent d'avoir trahi sa Belgique natale. «Je t'aime moi non plus» Mais s'il reconnaissait volontiers qu'il était «difficile d'être Belge» (surtout lorsque l'on présente des origines flamandes et que l'on chante en français), Jacques Brel n'en a pas moins aimé son plat pays. «J'y tiens (…), mais il provoque en moi une grande colère», avouait-il. Il y tient tellement qu'il chantera, sinon la Belgique, au moins les Belges, quitte à railler certains d'entre eux (les Flamandes) ou à s'attirer les foudres de ses ennemis les plus virulents, ces flamingants «nazis pendant les guerres et catholiques entre elles» (les F…). Malgré tout, Brel se souvient de son enfance bruxelloise. De son enfance écolière et de ses déclinaisons latines (Rosa). Sans cesse tiraillé entre amour et haine, liberté et révolte, espoir et bêtise, Brel estimait simplement que ce plat pays qui est le sien valait bien mieux qu'une bataille linguistique. Les passions selon saint Jacques Ereinté, esquinté, Jacques Brel finit par exprimer une certaine lassitude. Il n'a plus «faim». Et lors d'un dernier Olympia, en 1965, en conclusion d'une ovation interminable, il envoie au public : «Je vous remercie, parce que ça justifie quinze années d'amour…» Cela ressemble à des adieux. Mais il s'agit surtout pour le chanteur comme pour l'homme d'aller explorer d'autres univers. D'abord le cinéma avec les Risques du métier d'André Cayatte (1967), la Bande à Bonnot de Philippe Fourastié (1968) ou encore l'Aventure, c'est l'aventure de Claude Lelouch (1972). La comédie musicale, ensuite, avec l'Homme de la Mancha dont la première a lieu le 4 octobre 1968 au théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Un rêve pour l'artiste que de pouvoir ainsi réunir toutes ses passions : la musique, le chant, le théâtre, l'écriture et surtout le retour sur scène. Superbe tragédien, Jacques Brel apparaît néanmoins vieilli, grisonnant et amaigri. L'homme a besoin de quitter la terre. Brel devient «l'homme à l'avion», «l'homme au bateau». Passions enfantines qui trahissent chez lui un besoin de liberté… La Grande Evasion …Un besoin de fuir ce monde des hommes avec lequel il a déjà bien trop fricoté. De «partir où personne ne part» (la Quête). Jacques Brel se fait solitaire. Volant et voguant à la recherche de son inaccessible étoile, d'un impossible rêve, il rencontre mesdames les Marquises. Ses pluies traversières, son temps qui s'immobilise, sa mer déchirée qui se brise. Ultime évasion, la vraie, vers son Eden. Ultime refuge exotique où le héros harassé est venu chercher l'accalmie d'une liberté bien méritée, après s'être embrasé sur les scènes des music-halls, des cabarets et des théâtres du monde entier. «…Ne pas voir le monde est une récompense admirable», écrit-il à Miche, Thérèse Michielsen, sa femme.