Face à l'imbroglio chiite On reste encore étourdi de la «stratégie» (car il y en avait une) qui présida à l'invasion de l'Irak. L'intention était, bien, de tout briser des structures existantes sous le coup de l'offensive «Shock & awe» (au propre et au figuré, désignant la forme d'attaque choisie par l'USAF, autant que l'esprit même de la conquête de l'Irak). L'effet devait être l'installation, comme par «génération spontanée» sortie du tumulte de l'attaque, d'une démocratie jeffersonienne, «à l'américaine». Les analyses faites sur les intentions de ceux qui inspirèrent l'attaque, notamment les néo-conservateurs du Pentagone, mais avec un soutien, affirmé, de la bureaucratie de ce département, mentionnent explicitement l'objectif affirmé de «breaking the existing structures of the Baath Party and of Iraq's Army, to enable democracy to take hold more readily and more rapidly.» Les mêmes sources qui détaillent cette «feuille de route» US, lors de l'attaque, précisent notamment: «There was no question of getting bogged down in archaic and arcane niceties such as the distinction between the Sunni and the Shia. The rules of democracy («the majority rules») would take care of all that.» Contrairement au reproche fait aujourd'hui, la décision de dissoudre l'armée, et les structures du parti Baas, prise par Paul Bremer, en 2003, ne doit pas être considérée comme une erreur. Elle fut prise en toute connaissance de cause et s'accordait à la vision générale du problème. Elle devait constituer un facteur décisif, facilitant l'installation de la démocratie en Irak. Les années 2003-2005 furent les plus noires pour les Saoudiens. Non seulement ils voyaient leurs rapports avec Washington au plus bas, jusqu'à craindre, dans certains cas, des menaces d'invasion mais, en plus, ils observaient avec désespoir la mise en place en Irak d'un pouvoir chiite puissant, notamment (quoique discrètement) appuyé sur des liens puissants avec l'Iran. Puis cette crainte a, insensiblement, évolué. Au plus le temps passait, au plus, certes, s'installait ce pouvoir chiite ; mais en même temps, au plus s'érodait la puissance US et au plus les USA s'inquiétaient de voir s'affirmer le pouvoir chiite. La situation s'est, donc, peu à peu inversée. Aujourd'hui, les Saoudiens ne craignent, certainement plus, une menace de leurs alliés américanistes ; ils en attendraient plutôt, éventuellement, un appel à l'aide. L'analyse saoudienne de la situation en Irak est, particulièrement, pessimiste. Quand les Américains s'interrogent pour savoir s'ils ont bien fait de soutenir un pouvoir chiite, et que l'un ou l'autre stratège américain envisage de redonner du pouvoir aux Sunnites, les Saoudiens hochent la tête d'un air entendu. Pour eux, les Américains n'ont plus la puissance et l'influence nécessaires pour influer, d'une façon décisive, sur la composition ethnique et l'orientation du pouvoir irakien. La situation est inattendue à cet égard. Les Américains ont, certes, installé une marionnette, au départ, un pouvoir à leur solde et manipulable à souhait... Mais leur situation stratégique s'est si complètement érodée, et l'activité iranienne a été si habile et si efficace, qu'aujourd'hui ce pouvoir-marionnette est devenu un vrai pouvoir, représentant effectivement une tendance (pro-iranienne, bien entendu) que les Américains ne sont plus en mesure de manipuler efficacement. Les explications embarrassées, données par les Américains peu après l'exécution de Saddam, selon lesquelles ils ne contrôlaient pas le processus, ont été souvent accueillies comme de la pure désinformation. Les Saoudiens sont persuadés, au contraire, que ces analyses reflètent une réalité sérieuse et extrêmement significative. Les Américains ne sont plus maîtres chez ceux qu'ils ont conquis, et occupés, à grands frais et grand fracas, en annonçant qu'ils commençaient ainsi à changer le monde. Le choc de juillet-août 2006 Ainsi, en 2006-2007, les Américains et les Saoudiens se retrouvent-ils dans la même position, dans la même galère, dirait-on. Le raccourci est saisissant. Il a été souligné d'un trait plus fort par un autre facteur important, qui a renforcé et précipité l'évolution des positions des uns et des autres. La défaite (l'absence de victoire) des Israéliens face au Hezbollah, en juillet-août 2006, a été un événement terrible pour l'Arabie Saoudite, également. Les Saoudiens y ont vu une effrayante affirmation de l'efficacité de la puissance chiite et iranienne (d'une façon indirecte, par Hezbollah interposé), qui parvenait, ainsi, à mettre en échec la plus grande puissance militaire de la région. Le paradoxe, ici, est à nouveau complet de voir les Saoudiens, d'habitude perçus comme des ennemis classiques d'Israël, se retrouver du côté de ceux qui déplorent, amèrement, la réduction du statut de puissance d'Israël. On est loin du briefing du Murawiec et des positions des néo-conservateurs de 2002. Au contraire, les Saoudiens se retrouvent «objectivement» à ce point d'une situation si changeante, aux côtés de ces mêmes néo-conservateurs, pour souhaiter toutes les mesures possibles pour tenter de réduire l'amoindrissement de la puissance israélienne, voire de restaurer cette puissance. Dans tous les cas, la bataille entre Israël et le Hezbollah a constitué un événement central. Elle a contribué à faire sortir, d'une façon décisive, l'extrême complication et la constante contradiction de la situation irakienne des frontières du seul Irak. On a compris que la situation irakienne, avec les positions radicalement changeantes, selon les poussées des uns et des autres (chiites et sunnites), n'était pas une spécificité du seul Irak mais une illustration, dramatique et radicale, de conflits généraux touchant toute la région stratégique du Moyen-Orient. Les renversements d'alliance sont à l'ordre du jour. Un «War Party» saoudien A cette lumière, qui éclaire une évolution très possible, sinon probable, des appréciations secrètes des uns et des autres, la thèse de Kaletsky trouve, évidemment, un terrain fertile. A l'occasion de la pendaison de Saddam, d'autres sources ont, effectivement, pesé l'hypothèse d'une distance de plus en plus grande entre les chiites irakiens et le gouvernement de Bagdad d'une part, les Américains d'autre part, de plus en plus intéressés par un rapprochement avec les sunnites. Dans The Independent, le 4 janvier, Patrick Cockburn va encore, plus loin, puisqu'il attribue la cause de la pendaison précipitée de Saddam à cet antagonisme entre chiites et Américains, — antagonisme nouveau, ou bien latent, et qui devait apparaître lorsque les circonstances s'y prêteraient. «There is also a fear among Shia leaders that the US might suddenly change sides. This is not as outlandish as it might at first appear. The US has been cultivating the Sunni in Iraq for the past 18 months. It has sought talks with the insurgents. It has tried to reverse the de-Baathification campaign. US commentators and politicians blithely talk about eliminating the anti-American Shia cleric Muqtada al-Sadr and fighting his militia, the Mehdi Army. No wonder Shias feel that it is better to get Saddam under the ground just as quickly as possible. Americans may have forgotten that they were once allied to him but Iraqis have not.» D'autre part, voici le commentaire de Trita Parsi, qui préside le Conseil National Iranien-Américain, organisation en exil, installée à Washington, et qui offre un autre éclairage contribuant, — là aussi, «objectivement» — à conforter l'un des éléments de la thèse de Kaletsky, — celui qui nous intéresse le plus ; l'activisme saoudien. Dans le Financial Times du 3 janvier, Parsi écrit : «Iraq is not on the verge of a civil war; it is already in a civil war, and it may now slide into a regional war unless Washington grants all regional states a stake in the process of stabilising the country. Unfortunately, elements in Saudi Arabia seem to prefer war to an Iraqi democracy with Shiites at its helm. According to Iraqi officials, Saudi Arabia is one of the main financial sources for the Sunni insurgents who have sought to throw Iraq into a sectarian civil war.» (Suivra)