Enseigné dans les écoles mais loin des médias, ce fou d'Aragon est mort, samedi, en début d'après-midi, à l'hôpital d'Aubenas, au cœur de cette Ardèche où le chanteur contestataire s'était installé au début des années 1970. Il était né Jean Tenenbaum, le 26 décembre 1930 à Vaucresson dans les Hauts-de-Seine, et avait passé son enfance à Versailles. Son père, un immigré russe, travaille comme artisan joaillier, sa mère comme ouvrière dans une usine de fleurs artificielles. Le petit Jean a 11 ans quand il apprend que son père est juif. Un père déporté à Auschwitz d'où il ne reviendra pas. En 1963, dans la légèreté des années twist, Jean Ferrat évoquera dans Nuit et Brouillard la mémoire de ces milliers de déportés «nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés/Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants». A la fin de la guerre, à 16 ans, Jean Ferrat était entré comme apprenti dans un laboratoire de chimie du bâtiment, et avait entamé une formation pour devenir ingénieur chimiste. Mais il découvre la poésie, à travers Federico Garcia Lorca, et la musique, apprenant la guitare et jouant dans un orchestre de jazz. Plus tard, il se met à chanter, le répertoire d'Yves Montand et de Mouloudji, avant de passer à l'écriture de ses premières chansons au début des années 1950. En 1954, il se consacre entièrement à la musique. Il met en chansons des poèmes d'Aragon, comme les Yeux d'Elsa, qui sera interprété par André Claveau, et enregistre son premier 45 tours sans succès. Ma môme tournera ensuite sur les radios. C'est l'époque où il rencontre Louis Aragon, l'arrangeur Alain Goraguer et l'éditeur-manager Gérard Meys, trois personnes clés dans sa carrière. En 1961, Deux enfants au soleil deviendra l'une des chansons de l'été. Deux ans plus tard, Jean Ferrat signe avec Barclay. La force du premier disque qu'il sort sous ce label, Nuit et Brouillard, le pose comme chanteur contestataire, engagé à gauche. Ses références au communisme passent mal dans la France du général de Gaulle qui le censure à plusieurs reprises, de Potemkine, interdit à la télévision pendant l'élection présidentielle de 1965 ou Ma France, qui cite Picasso, Eluard, Hugo, et «cet air de liberté au-delà des frontières». De Cuba où il part chanter en juin 1967, le chanteur moustachu ramènera des chansons Cuba Si, A Santiago ou les Guerilleros. Mais au-delà des convictions, la voix chaude de Jean Ferrat s'impose également avec des chansons d'amour, comme Aimer à perdre la raison. Mais aussi l'exaltation du quotidien ou de la montagne ardéchoise, comme la Montagne, qui décrit l'exode rural, et son inoubliable refrain : «Pourtant que la montagne est belle/Comment peut-on s'imaginer/En voyant un vol d'hirondelles/Que l'automne vient d'arriver?». Dans les années 1970, le chanteur populaire avait quitté Barclay et était parti s'installer en Ardèche, à Antraigues-sur Volane, dont il avait été conseiller municipal. De sa campagne ardéchoise, le chanteur discret continue de jeter un regard critique sur son époque. S'il ne monte plus sur scène, il reste présent à travers les albums qu'il continue de livrer à intervalles réguliers, de la femme est l'avenir de l'homme en 1975 au Bilan en 1980 dans laquelle il s'éloigne du communisme. Mais pour se «distraire», il sait aussi renoncer à la gravité pour écrire des «chansons qui l'amusent». Depuis près d'un an l'état de santé de Jean Ferrat, qui souffrait de problèmes pulmonaires, de «même que son moral», s'était dégradé, a confié à l'Associated Press le président de la SACEM, Claude Lemesle, qui a rendu hommage à l'une des «incarnations majeures de la chanson française de la deuxième partie du XXe siècle», mais aussi un «interprète unique» à «la voix chaude et enveloppante». C'était aussi «l'un des mélodistes les plus accomplis de sa génération, qui a mis en musique parmi les plus beaux textes de la langue française», a-t-il souligné. Avec lui, «c'est aussi une conception intransigeante de la chanson française qui s'éteint», a souligné le président Nicolas Sarkozy. «Farouchement attaché à sa liberté et à son indépendance, il a toute sa vie pensé et vécu son art comme un artisanat, privilégiant constamment l'authenticité et l'excellence à la facilité consumériste des standards commerciaux.» En 2003, après sept années de silence, Jean Ferrat était revenu avec un album enregistré en public et une émission avec Michel Drucker. «C'est une partie de la France, c'est toute une génération qui doit avoir beaucoup de chagrin aujourd'hui parce que c'est un des derniers géants qui disparaît», a réagi l'animateur samedi sur France Info. «Il y avait Brel, il y avait Brassens, il y avait Ferré, et il y a Jean qui était le dernier des Mohicans.»