Nous exposerons sommairement dans cette partie le processus d'idéologisation dont le FNI fut l'acteur ; nous ne voulons nullement signifier par là que les activités du FNI se sont bornées à cette tâche ni que tous ses membres actifs s'y sont consacrés, encore moins que les acteurs de ce processus visaient à «tromper le peuple» ou à déformer la vérité, alors qu'ils sont convaincus que ce qu'ils font est ce qu'il y a de plus juste et de plus opportun pour eux et pour les autres. Le FNI et les mécanismes d'idéologisation A) Lorsqu'il aborde le problème de la charia, le FNI en parle comme d'un équivalent de la religion et affirme que celui qui est contre son application n'est pas un musulman. En fait, en septembre 1983, comme en septembre 1988, il ne s'agissait de rien d'autre que d'appliquer les lois pénales relatives aux actions condamnées par décret divin (hudûd) et au châtiment légal. La charia en soi et dans sa totalité, en tant que système réglant l'existence d'un groupe social dans tous ses aspects et posant les fondements de la justice, fut laissée de côté. Certains membres du FNI ont relevé ce point et ont fait remarquer que la charia est davantage un ensemble de principes qu'un ensemble de lois, étant donné que, par nature, les lois sont partielles et qu'elles se réfèrent aux principes dont elles découlent. Or, le FNI présente aujourd'hui les lois pénales de 1988 comme étant extraites, et non dérivées, de la charia. Il convient de noter que la Constitution soudanaise reste, quant à elle, essentiellement laïque et que les lois en question n'ont trait en réalité qu'à des questions de sécurité se posant du fait de l'insécurité croissante due à l'extension de la pauvreté, de la faim, de l'exode vers les villes, Khartoum en particulier, et du chômage. A parcourir la littérature du FNI, l'on croirait que la seule chose dont la société soudanaise est privée est la sécurité, et que la loi tirée de la charia doit rétablir l'ordre social en ramenant la sécurité. Quant aux causes réelles de l'insécurité, il n'en est nullement fait mention, sauf dans de rares cas et dans un autre contexte. Le FNI établit un lien entre ce qui est considéré comme conséquences des catastrophes naturelles et la nécessité de l'instauration de la charia en montrant que, comme le vol et l'adultère, la pauvreté, la faim et l'exode sont dus au non-respect des prescriptions divines. Les catastrophes naturelles elles-mêmes sont interprétées par certains membres influents du FNI comme une mise à l'épreuve, par Dieu, de la patience et de la foi des croyants et comme une occasion de retrouver le chemin qui mène vers Lui, le respect de la charia étant, pour ce faire, le meilleur guide. L'ensemble de ces interprétations et adjurations s'appuient sur des citations de versets du Coran et de textes de la sunna, le plus souvent isolés de leur contexte, tant textuel qu'historique. B) Tout en prenant ces parties de la religion pour le tout de celle-ci, le FNI en propose une image idéale et universelle, échappant aux contingences historiques, géographiques et sociales. Il réfère bien à ce qu'il appelle «L'Etat de Médine», mais, là encore, sans mise en perspective historique de cet «Etat» et de la définition spécifique qu'on peut en donner. L'image proposée d'une société fidèle aux principes religieux est puisée dans un modèle a-historique. De même l'on cherche en vain une allusion aux événements et aux situations qui référeraient les rapports — changeants — entre pouvoir religieux et pouvoir politique dans les sociétés islamiques à des contextes historiques précis, depuis le jour de la sakifa — abri où se réunirent les émigrés (muhajirun) et partisans (ansar) du Prophète à Médine —, jusqu'au règne des dynasties omeyyades et abbassides, en passant par les différents entre Ali et Mu'awiya. Ce mécanisme d'idéologisation (absolutisation d'une partie prise pour le tout en vue de l'interprétation d'une situation présente et de l'assignation des fins et moyens permettant son amélioration ou sa transformation) aboutit à vider la religion de son contenu social et la société de son contenu historique. De cette manière, dans l'image de la société religieuse que le FNI érige en modèle, cette dernière se trouve exempte de tous antagonismes sociaux. Le «réservoir» où sont puisés les préceptes concrets permettant d'établir l'Etat islamique et de régir la vie individuelle et sociale quotidienne, à savoir les recueils de hadiths, sont eux-mêmes coupés de leur contexte d'élaboration, les disputes jurisprudentielles et les différences d'opinions et d'interprétations étant occultées au profit de ce que Turabi a nommé la «jurisprudence de la nécessité». C) Ainsi, la réalité sociale du Soudan évoquée plus haut apparaît cloisonnée à travers un regard qui ne la perçoit que partiellement. On n'aborde au mieux que le problème de la diversité religieuse, et parfois ethnique, du pays, mais jamais la complexité des facteurs économiques, sociaux et culturels qui peut seule rendre compte de sa situation ; la guerre civile qui le déchire sera le fait des fauteurs de troubles que sont, pêle-mêle, «chrétiens», laïcistes et athées, tous infidèles qui mènent le combat contre l'islam tel que l'entend le FNI. L'image de la division sociale, du morcellement, n'est pas fondée sur la considération de l'opposition entre pauvreté et richesse ou entre groupes socioculturels, mais sur celle du clivage entre partisans sans réserve du FNI et opposants totaux (les «infidèles») ou partiels (divergeant d'avec lui sur des points déterminés, tel certains Frères musulmans qui refusent de renoncer au nom de leur groupe d'origine). D) Le mécanisme d'inversion idéologique touche des concepts, réalités historiques, vérités considérées comme scientifiques ou mêmes événements quotidiens. L'on se contentera de quelques exemples : le concept de chûra (conseil, consultation) et celui de démocratie seront confondus. L'on peut admettre que «démocratie» signifie liberté dont jouit la collectivité d'élire ses représentants et de leur reconnaître la compétence d'agir selon l'intérêt de la communauté, qui garde le droit de leur retirer sa confiance si elle le juge nécessaire ; lois votées démocratiquement, s'appliquant de droit à tous, et pouvoir exécutif contraint de les faire appliquer. Le concept de chûra n'implique pas, quant à lui, l'existence de telles règles et obligations, mais seulement un avis consultatif que l'exécutif est libre de suivre ou non. Le FNI emploie ces deux concepts l'un pour l'autre et tourne ainsi la difficulté d'avoir à s'expliquer sur sa participation à une institution non islamique telle que le parlement. D'autre part, il se présente comme un recours politique alternatif semblable aux autres, prônant le pluralisme politique, alors que ses orientations et beaucoup de ses initiatives tendent à écarter de toute participation au pouvoir les non-islamistes. A Oum Dourmane, une famille chrétienne s'étant fait cambrioler par des voleurs ayant employé la manière forte pour lui soutirer argent et biens, les journaux proches ou dépendant du FNI ont rapporté l'incident comme une preuve de la nécessité d'appliquer la charia — ce qui n'est que logique dans leur optique — tout en affirmant que les chrétiens eux-mêmes réclamaient cette application. Or, cette famille ne demandait que la protection des pouvoirs publics, ce qu'il est possible d'obtenir par divers moyens. E) II existe dans la littérature du FNI des allusions à la pauvreté, à l'ignorance, aux épidémies, à la guerre et aux souffrances des citoyens, mais pas aux causes véritables de cette situation. Pour le FNI, ce qui tient lieu d'explication, ce sont les complots internes et externes, l'indiscipline des citoyens, les séquelles du régime de Numeiry, que le Front a cependant appuyé durant la deuxième période, ainsi que la volonté de Dieu de mettre à l'épreuve les croyants. Le FNI fait porter la responsabilité de la situation du pays à quelques individus ou groupes, nommés ou non, mais n'y voit pas la résultante d'un processus qui prend ses racines dans le mode de répartition très inégalitaire des ressources et du pouvoir et dans l'hégémonie économique, sociale et culturelle d'une minorité de citoyens. (A suivre)