L'ambiguïté maintenue à dessein sur certains épisodes décisifs de l'histoire du mouvement national par l'historiographie officielle continue de susciter l'indignation et l'appréhension de certains vieux militants, à l'exemple de l'ancien bâtonnier Mabrouk Belhocine. Dans cet entretien, l'ancien membre du GPRA, qui s'inscrit à rebours de l'histoire linéaire et univoque, relate son parcours et ses péripéties au sein du PPA-MTLD et du FLN et se prononce sur certains événements cruciaux qui ont jalonné le processus de libération nationale. LNR : Presque cinquante ans après l'indépendance, votre nom n'a été cité qu'une seule fois par les officiels. C'était lors de votre désignation en qualité de membre de la commission d'enquête sur l'assassinat de Boudiaf. A quoi est dû cet «oubli» pour le vieux militant que vous êtes ? Mabrouk Belhocine : Avec un certain nombre de frères, j'avais quitté le PPA-MTLD durant l'été 1949. Jusqu'au 1er Novembre 1954, tout en me considérant nationaliste progressiste, je suis resté en dehors de toute structure. Le 1er Novembre 1954 a été, pour beaucoup, comme un éclair qui a déchiré la nuit coloniale. J'ai été enthousiasmé par le caractère national de l'action, c'est essentiellement cet aspect qui m'a incité, à la fin de décembre 1954, à adhérer au FLN. En juin 1962, voilà que les sinistres maladies congénitales de notre pays, tribalisme et féodalisme, reprennent le dessus. Deux groupes émergent, celui de Tlemcen et celui de Tizi Ouzou. Traumatisé par cette fracture, j'ai néanmoins accepté d'être désigné comme député par ma wilaya historique, la wilaya III. L'expérience n'a pas été concluante et le coup d'Etat du 19 juin 1965 achève de détruire mes espoirs en une Algérie unie, démocratique et moderne. Ne voulant ni prêter allégeance à un pouvoir antidémocratique ni me joindre à des oppositions stériles, j'ai renoncé à toute activité politique pour me consacrer à ma profession. En tant qu'avocat plutôt progressiste, l'UDMA ou le PCA semblaient être les mieux indiqués pour épouser une carrière politique. Votre adhésion au PPA n'était-elle pas en contradiction avec votre profil ? Je n'ai jamais voulu épouser une carrière politique. J'ai épousé la profession d'avocat. Avant l'indépendance, je m'étais engagé comme militant dans le PPA de 1946 à 1949 et dans le FLN à partir de 1954. J'avais beaucoup d'amis à l'UDMA et au PCA, mais je ne voyais pas ces deux partis comme moteurs de l'action libératrice. L'histoire nous l'a prouvé. Ce ne sont pas les intellectuels libéraux ou marxistes qui ont pensé et dirigé la guerre de libération. Mon tempérament m'a orienté vers le PPA. Après une expérience de quatre années, j'y ai découvert des insuffisances et j'ai quitté ce parti, comme je quitterai le FLN en juin 1965. Le PPA était le seul parti du mouvement national à proclamer l'indépendance comme but principal de son action politique. Cependant, le passage à la lutte armée, pourtant réclamé avec insistance par le courant radical, s'est trouvé maintes fois reporté par la direction du parti. Quelles sont, selon vous, les causes de ces atermoiements ? Messali Hadj, devenu leader charismatique du parti avec ses années de prison et d'exil depuis 1937, est revenu à Alger en septembre 1946. Il réunit la direction du parti et propose une nouvelle stratégie : participation aux élections et création d'un parti légal à même de populariser le programme nationaliste. Après s'être opposé à ses propositions de crainte de tomber dans le réformisme électoraliste, la conférence des cadres de février 1947 a décidé, d'une part, la participation aux élections et, d'autre part, la création à côté de la «maison mère», le PPA clandestin, deux nouvelles structures : le MTLD, parti légal, et l'organisation paramilitaire l'OS, qui a pour mission de préparer la lutte armée. Certes, dans tout parti, il y a des divergences entre dirigeants, quant aux actions à mener et au calendrier, il y a des impatients et des sages. Qui a tort et qui a raison ? Seule l'histoire peut juger. A propos du congrès du PPA-MTLD de 1947, l'historien Mohamed Harbi a écrit : «Les fondateurs du FLN font du congrès de février 1947 un grand événement. Messali ne partage pas cet avis.» Quelles sont, à votre avis, les raisons de cette divergence ? Si les fondateurs du FLN font du congrès — plus exactement de la conférence des cadres de février 1947 — un grand événement, c'est qu'ils y trouvent, à juste raison, une légitimation à leur action, puisque c'est à cette date que fut créée l'OS pour préparer l'insurrection. Messali, qui de fait n'a jamais avalisé l'OS, donnait sa préférence à une voie populiste, les manifestations populaires qui glorifient le zaïm. Contrairement au PCA et à l'UDMA, le PPA-MTLD a été le parti qui a connu le plus de déchirements et de tiraillements. Ne pensez-vous pas que cela est dû principalement à l'existence de divers courants idéologiques en son sein ? En réalité, l'UDMA et le PPA-MTLD reposaient sur des idéologies claires, un nationalisme modéré chez l'une et un nationalisme radical chez l'autre. Les problèmes qui leur étaient posés étaient dans les choix des moyens, des stratégies et des tactiques pour avancer. Au sein du PPA-MTLD, qui se voulait révolutionnaire indépendantiste, la clandestinité a créé un climat de fraternité mais aussi des clans et des jeux obscurs. On peut affirmer que, depuis la création de l'ENA en 1926, le mouvement indépendantiste était à la recherche d'une stratégie. Il en est ainsi de la crise de 1954 entre messalistes et centralistes. Les deux s'accrochaient au mot indépendance comme à une bouée mais divergeaient sur la stratégie à suivre, le populisme fumeux des uns s'opposant au pragmatisme bureaucratique des autres. La réunion des 22 en juin 1954 les laissa tout les deux au vestiaire ! A l'UDMA, la modération et le libéralisme permettent de trouver aisément des compromis et, de fait, on ne connaît pas la crise à l'UDMA durant toute son existence. Au PCA, nonobstant son «centralisme démocratique» et sa maîtrise consommée de la dialectique, les crises ne manquaient pas. Elles étaient arbitrées par un «parti frère», le parti communiste français, via son représentant permanent à Alger, Léon Feix. Parmi les éléments qui ont enclenché la crise dite berbériste, il y avait la découverte par la police française de documents en possession de Bennaï Ouali, corroborant ainsi l'existence d'un courant «fractionniste» au sein du parti. Ces documents en question ne seraient-ils pas des copies de la brochure L'Algérie libre vivra que vous avez vous-même élaborée avec d'autres militants ? Le document auquel vous faites référence n'a rien à voir, ni avec la police française ni avec la brochure L'Algérie libre vivra. La crise dite «berbériste» est née au sein de la Fédération de France du MTLD. Etudiants et militants, nous avons tenté une démarche auprès de la direction de notre parti pour l'inviter à cesser les invectives et chercher une solution politique à la crise. Pour conforter la thèse du complot berbériste, la direction a fait état d'une lettre adressée par Bennaï Ouali à un de ses amis militants, lettre où il est question du MCB ou MRB. Aucun de nous ne connaissait cette lettre ni ces cigles. Interrogé, Bennaï nous a confirmé avoir effectivement envoyé une lettre à son ami par l'entremise de son avocat, qui se trouve être un proche de la direction. Quant aux initiales, elles signifient mouvement culturel berbère ou mouvement de rénovation berbère, référence à une activité culturelle et linguistique, sans connotation politique fractionnelle. Les purges qui ont ciblé les berbéristes ont incité ces excommuniés à rejoindre d'autres partis. Etant de culture marxiste, la grande partie de ces militants a adhéré au PCA, à l'exemple du Dr Hadjeres et de Hennine. Par contre, vous, vous rejoignez le FLN. Peut-on connaître les mobiles de ce choix ? Avec mes amis Hadjeres et Hennine, nous étions au diapason pour la rénovation idéologique du PPA-MTLD. L'opération n'ayant pas réussi, chacun a repris sa liberté pour choisir sa voie. Pour ma part, je me considérais comme nationaliste progressiste et non marxiste. L'échec du mouvement communiste international et la chute du mur de Berlin sont venus confirmer que, dans la marche de l'humanité, la question nationale était encore d'actualité. (A suivre)