Les événements historiques qu'ont connus les années 1989 et 1990, à savoir la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc communiste, ont ouvert devant la pensée et les imaginaires des perspectives radicalement nouvelles. La fameuse déclaration de l'ex-président américain Georges Bush annonçant la fin de la guerre froide et la naissance d'un nouvel ordre international a donné à ces perspectives un caractère officiel. On s'attendait, partout dans le monde, à un changement radical dans les relations internationales. On exprimait des souhaits, on s'adonnait à des prévisions heureuses, on annonçait même «la fin de l'histoire» : le triomphe définitif du libéralisme et de la démocratie. Dans les pays du tiers-monde, on espérait que l'Occident renoncerait à la «logique de guerre» qui a dominé ses rapports avec le reste du monde et appliquerait une autre logique, s'inspirant, cette fois, des valeurs des Lumières, ceux de «liberté, égalité et fraternité»... Nombreux sont ceux parmi les élites modernes de ces pays qui s'attendaient à ce que l'Occident, sortant glorieux de la guerre froide, encouragerait les changements démocratiques dans le tiers-monde. Certains allaient jusqu'à affirmer que l'Occident ne manquerait certainement pas d'exiger, comme préalable à toute coopération avec les gouvernements du tiers-monde, une véritable démocratisation de la vie politique et sociale, un respect sincère et réel des droits de l'homme... Du point de vue des peuples du tiers-monde, donc, l'avenir des relations de l'Occident avec leurs pays dépendrait essentiellement de ce que celui-là va choisir comme «nouvelle politique extérieure» : continuera-t-il à manoeuvrer dans le cadre de la même logique de guerre ou procédera-t-il, par contre, à une «reconstruction» de sa politique et de sa stratégie de façon à permettre à ses rapports avec le Sud de s'inscrire effectivement dans ce qu'on baptisait l'«après-guerre froide» ? Que sont devenues ces aspirations ? Comment l'Occident conçoit-il l'avenir de ses relations avec le tiers-monde en général et le monde arabo-islamique en particulier ? Il faut dire que, dans l'Occident d'aujourd'hui, les aspirations ont laissé place, du moins dans le domaine du politique, aux scénarios que construisent les professeurs des «études stratégiques». L'observateur qui préfère ne pas s'empoisonner par les préjugés et réactions non contrôlées des milieux fanatiques et xénophobes de la droite européenne et américaine peut puiser à satiété dans le discours, qui se veut savant, de ces professeurs. La persistance de la logique de guerre En effet, depuis l'effondrement de l'ex-Union soviétique, des analystes occidentaux n'ont pas cessé de se poser une question : après le communisme, qui serait l'ennemi de l'Occident ? Comme si la «fin d'une guerre», la guerre froide en l'occurrence, n'était qu'une occasion pour déclencher une autre ou, en termes philosophiques, comme si le «moi» de l'Occident ne pouvait s'affirmer qu'à travers la négation de l'«autre». Avant d'analyser les fondements épistémologiques d'une telle attitude essayons tout d'abord d'exposer, sommairement, les principales thèses des auteurs qui pensent l'avenir des relations entre l'Occident et l'islam dans cette logique. 1) «La guerre sociale froide» Dans son article publié en juillet 1991, M. Barry Buzan se propose de «tracer les lignes générales du nouveau type de rapports sécuritaires, qui ont commencé à se former à l'échelle mondiale après les grands changements de 1989 et 1990». Pour M. Buzan les changements survenus dans le Centre (pays industrialisés) et qui constituent, selon lui, les caractéristiques fondamentales du nouveau type de relations entre les Etats, sont au nombre de quatre : l'apparition de centres de force multiples à la place du centre bipolaire qui régnait pendant la guerre froide, un degré inférieur de division et de rivalité idéologique, la tendance à l'hégémonie, à l'échelle internationale, par un groupe d'Etats capitalistes concernés par le problème de la sécurité ; le quatrième aspect, qui est, selon l'auteur, moins sûr mais s'impose comme conséquence logique, est la consolidation du pouvoir de la société civile. Ces changements que connaît le Centre auront des conséquences, directes et indirectes, sur la sécurité politique, militaire, économique et sociale dans les périphéries (les pays non industrialisés). Parmi ces conséquences, celle qui intéresse directement notre sujet est ce que l'auteur appelle «la collision des identités culturelles» qui se manifeste clairement, d'après lui, dans les rapports entre l'Occident et l'islam à cause de plusieurs facteurs. «L'opposition entre les valeurs laïques et les valeurs religieuses, la rivalité historique entre la chrétienté et l'islam, la jalousie envers la puissance de l'Occident, le mécontentement provoqué par la prédominance occidentale sur les structures politiques implantées dans le Moyen-Orient après la période coloniale, le sentiment d'infériorité et l'amertume causée par l'effrayante comparaison entre les acquis de la civilisation islamique et ceux de la civilisation occidentale réalisés pendant les deux derniers siècles. Ce dernier facteur, précise notre auteur, est ressenti d'une manière plus pesante en terres d'islam à cause du voisinage géographique, de l'inimitié historique et du rôle que joue l'islam dans la vie de ses disciples. Le sentiment de rivalité est intensifié plus encore par le fait que l'islam constitue une puissante identité collective toujours en extension.» Ainsi, dit-il, si l'on ajoute le «danger» que constitue l'émigration à celui relatif au «conflit des civilisations», il serait facile de concevoir le genre de «guerre sociale froide» entre le Centre et une partie de la périphérie et plus particulièrement entre l'islam et l'Occident. L'Europe occupera le premier rang dans cette guerre qui lui sera bénéfique car elle aidera, toujours selon M. Buzan, à faire avancer le processus de complémentarité politique entre ses pays en présentant à leur politique extérieure un problème commun autour duquel il serait facile de réaliser un consensus. En un mot, «une guerre sociale froide ne peut que consolider l'identité européenne dans tous ses aspects en ce moment crucial de l'histoire de l'unité de l'Europe.» Et à l'auteur de conclure : «Vu tous ces facteurs, et d'autres encore, on peut croire qu'il existe en Occident une opinion très large prête, non seulement à soutenir une guerre sociale froide contre l'islam, mais aussi à cautionner des politiques qui encouragent un tel choix.» Devant cette manière de voir les rapports entre l'islam et l'Occident, on ne peut s'empêcher de se demander : s'agit-il d'une analyse des faits et de leur évolution possible ou, par contre, sommes-nous en face d'une incitation directe à l'hostilité ? 2) «Choc des civilisations» Deux ans après l'article de M. Buzan, qui est passé presque inaperçu peut-être à cause de son titre «classique» et de son style «froid», M. Samuel Huntington reprend les mêmes thèses mais sous un titre spectaculaire, «Choc des civilisations», et dans un langage provocant, riche d'exemples minutieusement choisis, ce qui a donné à son article un grand retentissement dans les quatre coins du monde. M. Huntington présente sa thèse en ces termes qui ne dissimulent rien : «Mon hypothèse est que, dans le monde nouveau, les conflits n'auront pas essentiellement pour origine l'idéologie ou l'économie. Les grandes causes de division de l'humanité et les principales sources de conflit seront culturelles. Les Etats-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales, mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des nations et des groupes appartenant à des civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique mondiale.» Ainsi, «le sentiment d'appartenance à une civilisation va prendre de plus en plus d'importance dans l'avenir et le monde sera, dans une large mesure, façonné par les interactions de sept ou huit civilisations majeures, à savoir les civilisations occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindouiste, slavo-orthodoxe, latino-américaine, et, peut-être, africaine. Les plus importants conflits à venir auront lieu le long des lignes de fractures culturelles qui séparent ces civilisations». Car, précise notre auteur, si la civilisation occidentale apparaît aujourd'hui comme «la civilisation mondiale qui convient à tous les humains», elle ne l'est en effet que superficiellement. En profondeur, les choses sont tout à fait autrement : les concepts qui règnent dans la civilisation occidentale sont différents de ceux qui prédominent dans les autres civilisations. L'individualisme, le libéralisme, la Constitution, les droits de l'homme, l'égalité, la liberté, la démocratie, la sécularisation... sont des concepts qui n'ont, en général, que peu de validité et d'intelligibilité dans les civilisations islamique, confucéenne, japonaise, hindouiste, bouddhiste et autres non occidentales. (A suivre)