Dans cette perspective, le marché «islamique» permet de consacrer la suprématie économique, idéologique, culturelle et politique de l'Occident capitaliste. Par une «ruse de l'histoire», les élites économiques «islamiques» deviennent les «alliés objectifs» du capitalisme occidental et de l'occidentalisation du monde alors que, dans leur engagement politique originel, elles se présentaient comme les plus farouches adversaires de cette occidentalisation. Afin de consolider son hégémonie, le capitalisme occidental s'attache à soumettre les sociétés, les univers culturels et les civilisations à son mode vie au moyen d'objets quotidiens permettant un rituel d'initiation à la société capitaliste. Certains objets culturels sont la mise en forme du capitalisme. Par un apprentissage quotidien de masse se «forme» la clientèle potentielle. Ces objets sont imposés par le marketing qui les institue comme modèles culturels. Par exemple, il est nécessaire de comprendre que les fast-foods «islamiques» produisent un rapport au mode de consommation, à la nourriture, au goût, au temps, à l'esthétique des aliments et de l'environnement dans lequel on les consomme. Ces rapports, même si la viande est halal, sont en rupture avec l'éthique et l'esthétique de la tradition arabo-islamique dans laquelle la façon de se nourrir, qu'il s'agisse des aliments ou de la manière de les consommer, était totalement différente. De même, les vêtements streetwear «islamique» génèrent un rapport au corps, à la façon de se mouvoir dans l'espace, à l'esthétique du vêtement, au paraître. Ces éléments, qui ne puisent pas leurs origines dans l'espace civilisationnel arabo-islamique, ont été directement importés de la «culture» hip-hop américaine et de l'univers du «sport-spectacle». A ce propos, Mounir Chafiq expliquait : «Il est temps de repousser toute idée d'occidentalisation, il est temps de comprendre que nous avons consolidé les ‘'chaînes'' en substituant le costume occidental à notre costume traditionnel ; ce dernier a été inspiré par nos coutumes, notre agriculture, notre artisanat, notre civilisation, en l'abandonnant, nous les abandonnons. Le costume occidental traduit un modèle de civilisation, son importation signifie notre dépendance. Elle a contribué à la destruction de notre économie, notre personnalité et notre patrimoine.» Ces nouveaux produits «islamiques», qui promeuvent en même temps des nouveaux modes de vie calqués sur le «modèle» américain, ont été produits par la civilisation capitaliste et promus au moyen du marketing. Ces produits participent à la promotion de l'inauthentique, du factice, du falsifié, produits par le capitalisme à l'aire de la consommation de masse. Au moyen de ces produits et de l'idéologie qui les accompagne, le mode de vie de la civilisation capitaliste finit par s'étendre au monde entier puisque, comme l'affirmaient Marx et Engels, la bourgeoisie occidentale «oblige toutes les nations à faire leur, si elles ne veulent pas disparaître, le mode de production de la bourgeoisie ; elle les contraint à introduire chez elle ce qu'on appelle la civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot elle se crée un monde à son image». Ainsi, les capitalistes et leurs appareils idéologiques imposent leur tutelle idéologique, leur modèle culturel et civilisationnel à l'ensemble des sociétés en procédant à l'universalisation de leurs propres valeurs, de leurs intérêts et de leur mode de vie. Cette force de l'hégémonie fait qu'il est très difficile d'échapper au conditionnement créé par un modèle culturel aussi massif et écrasant. Faisant leur la conception du monde et l'idéologie du capitalisme occidental, les élites économiques «islamiques» se font les relais, inconscients, de l'occidentalisation du monde. Dans cette optique, la «classe-moyennisation», l'adoption du mode de vie de la bourgeoisie occidentale, l'homogénéisation et la standardisation des manières de vivre constituent des armes terriblement efficaces pour détruire toute spécificité identitaire, culturelle et religieuse pouvant remettre en cause l'hégémonie économique et idéologico-culturelle de l'Occident. Par ce procédé disparaît toute prétention à résister à l'ordre mondial. L'aliénant phénomène de la réification, de la «marchandisation du monde», qui impose le règne de la quantité, est à la base d'un processus de désenchantement du monde anéantissant les utopies créatrices, les imaginaires collectifs et les espérances. Décrivant ce processus qu'il jugeait positif, John Maynard Keynes affirmait que «le capitalisme moderne est radicalement athée». C'était pour lui la marque distinctive du capitalisme car même les idéologies matérialistes connaissent une forme de croyance immanente, alors que le capitalisme ne connaît que l'univers marchand auquel il tend à soumettre l'humanité. Face à la puissance du système dominant, une critique du capitalisme qui s'attacherait uniquement à vilipender ses conséquences néfastes, sans s'attaquer à sa logique propre, la réification, ne pourra s'attaquer au coeur de la contradiction du monde contemporain. Le capitalisme doit être critiqué pour ce qu'il est — un système qui tend à la réification de l'ensemble des sociétés — et non uniquement pour ce qu'il engendre, les inégalités sociales, la misère, l'exploitation ou les guerres impérialistes. La force du capitalisme est de soumettre tous les hommes, toutes les cultures et tous les peuples au règne de la marchandise et à l'idéologie qui lui est liée. La contradiction majeure de notre époque se présente sous la forme d'une lutte entre la volonté d'homogénéisation planétaire et les mouvements résistant à ce processus. Face à la force globale du capitalisme et à son caractère uniformisant, la résistance ne peut s'organiser que dans la promotion de la diversité des cultures, des peuples, des spiritualités et des civilisations. Les particularités culturelles, les spécificités spirituelles, individuelles et naturelles sont aussi des armes de résistance face au capitalisme uniformisateur. Face à cette uniformisation, ceux qui s'opposent au capitalisme doivent prendre conscience que chaque peuple, chaque langue, chaque ethnie, chaque individu, chaque spiritualité, chaque particularité est un reflet de la diversité du monde non marchand. L'anticapitalisme véritable doit s'opposer à toutes les tentatives d'homogénéisation mondiale et il doit tendre à défendre, sur le mode symphonique, tous les particularismes tant qu'ils sont susceptibles de constituer des fondements pour une libération sociale et culturelle. Une résistance effective au capitalisme doit nécessairement inclure l'opposition à la diffusion de la culture du capitalisme et à l'occidentalisation du monde qu'elle engendre. (A suivre)