En feuilletant notre journal je tombe sur cette tragique nouvelle: «Une famille jetée sur le trottoir le premier jour du Ramadhan à Constantine.» Consternation, indignation, tous les qualificatifs mélodramatiques qu'on pourrait imaginer dans pareil cas ne pourraient décrire cette situation tragique que seuls les principaux concernés sont capables de ressentir. Nos émotions, notre compassion ne sauraient compenser cette souffrance qui, de plus, se déroule sous les yeux de la société. Dans le même registre, nous pourrions également dire «sous les yeux de la satiété» sans raison aucune de nous tromper. Car, si la plupart de nos concitoyens ont du mal à remplir leur couffin en ce mois sacré- et cela est dû à une multitude de facteurs- nos élus bouffent comme des goinfres et à satiété. La coïncidence a fait que deux jours auparavant, j'étais dans une supérette ; arrivé à la caisse je tombe sur Si Nator. Pour les intimes Si Nator était un ex.-gargotier et la morve qui a coulé de son nez pendant qu'il préparait les brochettes en fait foi. Chemin faisant, il a gravi les échelons. Vous allez me demander le secret, je vous répondrai sincèrement que je l'ignore ; car seuls ces gens-là ont la recette des promotions rapides et sans efforts. Moi, qui ai traîné mes frocs sur les bancs d'école, d'université et autres lieux de culture, j'arrive à la caisse avec un kg de haricots blancs, et voilà Si Nator qui me dévisage avec cet air hautain comme s'il avait affaire à un affamé, oubliant sans doute que ce kg de loubia est pur, c'est-à-dire gagné à la sueur de mon front, et que lorsque je le dégusterai, même pendant le Ramadhan, je suis certain de sentir cet arrière-goût sucré. Maintenant, voyons, les provisions de Si Nator : quelques champignons, une gamme de jus, quelques fromages, des boîtes de thon, et j'en passe. En quelque sorte, une compensation des frustrations longuement refoulées et accumulées durant les années de privation. Jaloux, me qualifierait cette masse de chair qui après maintes fourberies a grimpé les escaliers de la honte en promettant maintes rêveries aux citoyens. Rassurez-vous messieurs, au moment où j'appréciais le caviar, votre race traînait encore des sandales rapiécées au fil de fer. Les gens honnêtes ne promettent jamais ce qu'ils ne peuvent réaliser. Cette masse de chair avide, fourbe et prête à toutes les turpitudes se dore au soleil au bord des plages pour ensuite regagner son terroir climatisé, comment peut-elle ressentir la souffrance d'une famille exposée en plein mois de Ramadhan à cette même chaleur qui fait le bonheur de ces vacanciers aux frais de la princesse ? Cette masse de chair élue pour «le meilleur et pour le pire» semble oublier que c'est grâce à ces voix anonymes de ses concitoyens qu'elle se pavane dans des costumes scintillants, sans oublier les belles voitures de l'Etat. Cette masse de chair ignorante de surcroît pourrait-elle, un jour, comprendre que l'Algérie est la propriété des Algériens et non celle d'un groupuscule maudit qui, en sus des pillages orchestrés çà et là, affiche ouvertement son mépris à l'égard de pauvres citoyens qui ne demandent qu'un simple abri. Cette masse de chair, hideuse, méprisable à outrance, crèvera un jour ou l'autre dans l'indifférence sans, toutefois, comprendre la raison de sa propre existence.