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Crise financière, finances et argent
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 02 - 08 - 2009

Il est connu que c'est le foisonnement de produits financiers non régulés et toujours plus complexes par voie de dérivation qui a conféré à la sphère financière à la fois sa dimension gigantesque et son opacité. Pour être opérationnelle, l'innovation financière a dû associer à ces produits des acteurs nouveaux pour les véhiculer.
Ces derniers ont été désignés sous le générique de «entreprises financières» par le Comité de Bâle. Ils avaient à peine trouvé place dans la réglementation dite de Bâle II que la crise est venue.
L'innovation financière débridée a vu le jour aux Etats Unis. Ceci n'est pas un hasard: le nouveau monde est connu pour sa créativité dans beaucoup de domaines ; dans la finance, l'innovation est sous-tendue par la doctrine libérale; elle devait aussi répondre à des besoins objectifs. La protection de l'individu face aux aléas de la santé et du temps est basée sur le principe de la capitalisation, par opposition au modèle social européen qui la fonde sur la solidarité, et de la répartition. C'est là qu'il faut chercher les causes causantes de la débâcle de la finance, américaine d'abord, et internationale ensuite.
Les produits et acteurs financiers nouveaux qui font irruption dans l'économie américaine dans le dernier quart du siècle dernier transforment en profondeur les règles du jeu du capitalisme : si le capitalisme classique se fondait sur deux catégories d'acteurs économiques principaux dans la création des richesses – les entreprises et les banques qui ont pour rôle de les financer, des Fonds apparaissent dans le paysage. Les Fonds de pension, puis les Fonds de private equity et les Hedge Funds ou Fonds spéculatifs. Les premiers cités ont, somme toute, une mission classique : gérer les cotisations versées pour la constitution de la retraite par les salariés. Les Fonds de pension dopent le capitalisme transfrontalier pour optimiser les rendements grâce principalement aux investissements de participation. Leur irruption dans le paysage économique européen au début des années quatre vingt dix est accueillie avec réserve : et pour cause, ils malmènent le capitalisme douillet et bousculent la gouvernance des entreprises dans lesquelles ils prennent suffisamment de participations pour entrer dans leurs organes dirigeants. Il reste que l'argent est, là, investi dans l'économie réelle et à travers des voies classiques.
Les deux autres catégories de Fonds sont sous-tendues par des logiques plus ou moins spéculatives :
- Les Fonds de private equity rachètent des entreprises non cotées en bourse dans le but initial de les restructurer afin de les revendre à moyen terme ; leur capacité d'intervention est démultipliée au moyen de prêts bancaires dont le total peut dépasser 40 fois leurs capitaux propres ; le champ d'intervention de ces Fonds reste, cependant, l'économie réelle ;
- Les Fonds spéculatifs opèrent globalement davantage sur les produits dérivés – sphère naturelle de la spéculation – que sur l'économie réelle ; de plus, leur horizon est court, voire très court. Ils ont servi de premier véhicule à la spéculation dont le gâteau va tenter beaucoup d'intervenants. Leur origine semble remonter au besoin des opérateurs économiques de se couvrir d'abord contre les risques de change dès l'avènement du régime du flottement des monnaies au début des années soixante dix.
Le monde des Fonds (entreprises financières pour les autorités de Bâle qui régulent l'activité des banques à travers le monde) va être tout naturellement à l'origine des phénomènes spéculatifs dont les excès ont abouti à la crise financière, puis économique à l'œuvre depuis l'été 2007. Cela n'a pu se produire que parce que les Fonds ont eu accès à des liquidités abondantes et, nous verrons, bon marché pour pouvoir nourrir les excès, lesquels ont fini par prendre des dimensions cataclysmiques parce que la régulation et les contrôles étaient totalement absents. Cela fait bientôt deux ans que la crise s'est déclarée et le monde reste pétrifié et fondamentalement démuni, sauf pour les autorités à injecter toujours plus de liquidités dans les économies. Et, au-delà de l'unanimisme de façade des membres du G20, c'est bien en réalité le chacun pour soi qui se profile.
AU DEBUT FUT LE SYSTEME DE PROTECTION VIEILLESSE ET SANTE
Pour lire la crise, il est utile de remonter à la clé de sa compréhension: l'offre de produits financiers à rendement supposé élevé a répondu à une attente de la part d'agents économiques qui cherchent à tirer le meilleur parti de leur épargne. Cette motivation est réelle et légitime dans les pays qui ne sont pas dotés du système de protection dit européen.
Dans certains pays, existe un système social de couverture de maladie ; et de retraite pour les vieux. La France est le pays européen qui dispose du système social le plus protecteur: en 2006, les dépenses de protection y ont représenté plus de 31 % du produit intérieur brut (PIB) pour 30,7 % pour la Suède, 28,7 % pour l'Allemagne et 26,4 % pour le Royaume Uni. La protection sociale constitue le système organisé qui permet à l'individu de disposer de la couverture de ses dépenses médicales, de revenu en situation de chômage ou d'invalidité, et de pension de retraite après la cessation d'activité à l'âge légal fixé à cette cessation. Ce système est appelé système de protection sociale. On parle de modèle social.
Le modèle social européen est construit sur la solidarité sociale (temporelle et intergénérationnelle) : l'Etat se donne, dans ce modèle, le droit de fixer des règles – d'intérêt public – en vertu desquelles les acteurs économiques, quels qu'ils soient, y compris l'administration, accomplissent des obligations et disposent de droits.
En contrepartie de ce droit d'organiser, l'Etat s'impose l'obligation de garantir la pérennité du modèle en matière de retraite, et d'équilibre financier dans les autres régimes, avec des prestations déterminées et des cotisations déterminées. Cela n'avait, certes, pas pour résultat de mettre l'assuré à l'abri total du besoin, mais de préserver sa dignité en matière de santé et de retraite.
Le monde anglo-saxon, fondé sur la primauté de la liberté individuelle, laisse l'entière décision à ceux qui sont concernés par le problème : les individus et les employeurs. Ceux-ci sont libres de concourir ou non à la préoccupation de leurs employés en matière de santé et de retraite.
Ces derniers en sont réduits, alors, à se constituer une couverture de type individuel : souscrire une assurance médicale et une épargne en fonction de leurs capacités financières du moment.
Certains pays - le Canada et la Suisse - ont enrichi, surtout pour les prestations de retraite, le système en combinant les deux formules :
- Un premier pilier est de type européen, totalement régulé;
- Un deuxième pilier est de type contractuel mais encadré par la réglementation;
- Un dernier pilier est de type anglo-saxon, totalement libre.
Institué par Bismarck, le modèle européen a configuré des relations sociales telles que l'individu se repose sur la société pour la gestion de ses droits et obligations en matière de santé et de retraite. Le modèle anglo-saxon laisse l'individu face aux lois du marché : sa couverture médicale mais davantage encore sa retraite mettent en œuvre fondamentalement une gestion de ses contributions financières qui va rechercher, alors tout naturellement, la maximisation de ces dernières avec le temps.
Cela ne signifie, certes, pas que la gestion financière des ressources contributives afin de les fructifier soit absente du modèle européen, mais la solidarité qui sous-tend ce dernier assigne des limites, en leur fixant des règles, aux véhicules susceptibles d'être utilisés pour la fructification des fonds.
Institué par un conservateur, le système européen place le citoyen au centre des préoccupations générales reconnaît à l'Etat le droit d'arbitrage et met en œuvre le sens éthique des acteurs sociaux Par opposition au libéralisme qui renvoie l'individu aux vertus de la concurrence du marché.
Le modèle est le reflet de l'organisation sociale qui s'adresse à la classe ouvrière ; celle-ci était, à la fin du 19ème siècle, en développement rapide ; elle avait enduré plusieurs guerres dans l'espace européen. La IIème Guerre mondiale renforce le modèle. Le système américain est l'œuvre d'hommes qui ont traversé l'atlantique à la recherche d'une meilleure fortune. Il y a, déjà dans cette traversée, peu ou prou d'esprit d'aventure. Le modèle a, tout naturellement, pour matrice l'individualisme (chacun pour soi).
Ce modèle laisse à l'individu l'entière liberté de souscrire (ou pas), et dans la limite de ses moyens, le niveau de couverture qu'il veut se constituer en matière de retraite : c'est le modèle de la cotisation non déterminée avec des prestations non déterminées. L'épargne demeure libre, sauf pour des produits comme l'assurance vie, fondée sur une épargne contractuelle ; les prestations ne sont rien d'autre que le produit de la rémunération directe de l'épargne individuelle constituée.
En matière de santé, il y a un dispositif de couverture maladie pour les titulaires de bas revenus ; autrement, l'individu n'est soigné sans égard, pour son droit individuel à la couverture, que s'il se présente en situation d'urgence.
La rémunération en matière de retraite est précisément celle que procurent les produits choisis sur le marché pour les besoins de capitalisation de l'épargne constituée pour les vieux jours. Les structures juridiques chargées de fructifier cette épargne sont les Fonds de pension. La nuance avec les organismes qui gèrent la retraite dans le modèle européen n'est pas tant dans l'appellation de l'acteur que dans le ressort qui détermine la relation entre l'épargnant et le Fonds de pension, versus entre cotisant et caisse chargée de la maladie ou de la retraite.
La caisse dans le modèle européen est régie par des règles très strictes tant pour sa gouvernance, qui est paritaire, que pour les utilisations susceptibles d'être faites des ressources collectées. Certes, le Trésor public disposait, là, de ressources captives et à des prix faibles ; la faiblesse de la rémunération est la contrepartie de la sécurité de l'argent. Plus exactement était, jusqu'à ce que le cadre réglementaire soit assoupli et la tentation du rendement saisisse aussi ces caisses. Il reste que les règles assignées aux caisses limitent la part des ressources pour lesquelles elles peuvent aller vers des produits à risques. C'est qu'en effet l'Etat n'est pas seulement le régulateur et l'arbitre entre partenaires sociaux ; il assure et assume l'équilibre pérenne des deux régimes: la sécurité sociale (assurance maladie et invalidité) et la retraite. Les déficits de la sécurité sociale sont budgétisés et l'équilibre du régime de retraite doit impérativement être préservé sur le long terme ; c'est le modèle dit de la répartition. Cela nécessite des ajustements de certaines variables, qui mettent, de plus en plus, à rude épreuve la cohésion sociale.
A l'opposé, les Fonds de pension ne sont soumis à aucune régulation spécifique. Les grandes entreprises peuvent constituer un Fonds interne et les ressources du Fonds peuvent être placées dans des produits financiers liés à l'activité de l'entreprise. De sorte que lorsque celle-ci fait faillite, les travailleurs peuvent perdre parfois, outre leur emploi, la totalité de leur épargne.
Des organismes de sécurité sociale ont enregistré des pertes dans le cadre de la crise financière actuelle. Mais, celles des Fonds de pension risquent d'être telles que l'ouragan qui a balayé le monde de la finance peut affecter lourdement les produits dans lesquels sont placées les ressources d'épargne des travailleurs américains. Auquel cas, ces derniers se retrouveraient sans logement – ce qui est connu – et sans travail – ce qui était prévisible – mais aussi sans épargne ou presque. C'est dire que la bataille pour l'emploi qu'a lancée la nouvelle administration américaine prend des allures de lutte pour la survie des travailleurs salariés et, au-delà, pour la cohésion sociale.
L'EQUILIBRE EN PERIL DU MODELE EUROPEEN
Le système de protection sociale est, à juste titre, considéré comme le ciment fort de l'identité nationale dans chacun des pays qui l'ont adopté. Le bien-être de l'individu est intimement associé à sa capacité de contribution lorsqu'il est actif ; cette capacité est confortée :
- En matière de santé, par la mise en œuvre de la solidarité entre les actifs du moment, les besoins de couverture médicale n'étant pas proportionnels aux niveaux de cotisation individuelle;
- En matière de retraite, par la solidarité entre les actifs du moment mais aussi et surtout entre ces derniers et les retraités : c'est la solidarité, dite intergénérationnelle, qui pose des problèmes tels que l'équilibre du régime de retraite obligatoire nécessite des ajustements importants.
Tous les Etats dont les pays disposent du système de protection sociale sont confrontés au redoutable problème de la pérennité du système de retraite par répartition. Tous les paramètres, qui ont servi de base à la construction du régime de retraite, ont subi des modifications plus ou moins profondes: i) l'espérance de vie, derrière laquelle se retrouve la durée pendant laquelle doit être servie la pension au retraité lui-même, et/ou à ses ayants droit ; cette variable n'est pas exogène au modèle (l'allongement de l'espérance de vie procède peu ou prou en effet des performances du système de santé) ; ii) la durée de cotisation du travailleur, point d'achoppement majeur entre Etat et syndicats ; iii) le taux de cotisation global ainsi que sa répartition entre employés et employeurs ; iv ) le rapport actifs/retraités dépend, quant à lui, de l'âge de départ à la retraite et de l'espérance de vie mais aussi de la dynamique économique: le système postule la croissance économique et l'augmentation concomitante de l'emploi.
Tout balbutiement de la croissance et toute stagnation ou baisse de l'emploi remettent en cause l'équilibre du système.
Last but not least, l'évolution des prix à la consommation : la retraite ne doit pas seulement fournir un revenu à son titulaire ; elle doit lui procurer un pouvoir d'achat qui, pour respecter la philosophie du système, a besoin de préserver la dignité de l'individu. Pour cela, l'Etat régulateur ne peut laisser les prix dériver. L'Etat a assumé cette responsabilité au cours des dix dernières années dans les pays développés. Trois facteurs ont contribué de façon importante à cette stabilité: progrès technologiques et gains de productivité, de même que le développement du commerce mondial.
Les progrès technologiques ont permis des baisses de prix sur les services et les produits liés aux TIC; les gains de productivité procèdent de ces progrès mais également de la diffusion des processus industriels. Cependant, il faut bien souligner que la mesure de l'inflation a donné lieu à manipulation : en contexte de fortes augmentations des prix du pétrole et des matières premières, a été inventé le concept d'inflation sous-jacente qui ignore les prix de ces produits-là, ce qui avait pour effet de minorer l'indice global des prix à la consommation.
LA POLITIQUE MONETAIRE ET L'INTERMEDIATION FINANCIERE EN CAUSE
La chose monétaire figure parmi les causes de la crise financière. L'on soutient que la politique monétaire s'est affranchie, dans les pays développés, du pouvoir politique (l'actualité a montré que l'indépendance des banques centrales a du être remisée); elle est conduite, dans certains pays, à partir de l'inflation anticipée à moyen terme. Mais, l'on dit moins que cette politique a profité à la spéculation plutôt qu'au développement de l'économie réelle. Ceci a été rendu possible par le fait que la politique monétaire a renoncé aux instruments quantitatifs et directs de contrôle du crédit et se fonde, depuis quelque temps, sur l'instrument indirect : les taux d'intérêt, ajustés par référence à l'inflation prévue. L'instrument quantitatif pilotait, à l'origine, le niveau de la masse monétaire principalement à partir des coûts du refinancement apporté aux banques par l'institut d'émission. Cet instrument s'était appuyé, pendant longtemps, sur les dossiers de réescompte, ce qui permettait d'allouer de façon ciblée les ressources bon marché.
La substitution des instruments indirects de contrôle du crédit au contrôle quantitatif et direct en contexte de faible augmentation des prix, a été érigée en politique monétaire efficace. A cet égard, peuvent être apportées quelques précisions :
- Si le rythme d'accroissement de la masse monétaire a été relativement modéré, c'est grâce à la révolution des moyens de paiement utilisés : les monnaies, scripturale puis électronique, se sont largement substituées à la monnaie fiduciaire de sorte que la vitesse de circulation de la monnaie a remplacé peu ou prou l'augmentation de la masse monétaire ; à contrario, l'illiquidité en situation de crise, en dépit des apports massifs de liquidités par les grandes banques centrales, est liée pour partie à la réduction de la vitesses de circulation de la monnaie, consécutivement à la défiance entre les banques dans un environnement technologique demeuré pourtant inchangé.
- De véritables bouleversements ont affecté la configuration des acteurs économiques et leurs rôles respectifs : les prêts bancaires financent aux Etats Unis davantage les Hedge Funds, à des fins de spéculation, et les Fonds de private equity – dans leur stratégie de restructuration des entreprises, que les entreprises de production : le contexte de monnaie abondante et bon marché, organisé par les banques centrales, booste la spéculation. De sorte que la conjonction d'une politique monétaire accommodante et d'une politique du crédit orientée vers la spéculation a favorisé et accompagné une croissance artificielle fondée, par ailleurs, sur des créances inconsistantes. Il faut ajouter que la titrisation des prêts aux ménages a desserré la contrainte de la liquidité pour les banques.
Comment expliquer cette réorientation des crédits de la sphère productive vers la sphère spéculative ? Les crédits accordés aux Fonds de private equity visent à restructurer les entreprises industrielles que ces derniers rachètent pour maximiser les profits de leurs propriétaires. Ces profits sont, avant tout, la contrepartie de la contraction des charges salariales et d'intérêts sur prêts bancaires bon marché pour les besoins du rachat. Les dividendes du court terme seront confortés ultérieurement par les plus-values de cession des entreprises à moyen terme. Mais, le Fonds de private equity aura-t-il effectivement créé de la valeur ? Son intervention aura, pour l'essentiel, déplacé la ligne de répartition de la valeur ajoutée entre la rémunération du travail et celle du capital, même s'il est vrai que les travailleurs émargent parfois aux dividendes. Pour le reste, elle aura abouti à un gonflement de la capitalisation de l'entreprise lors de son introduction en bourse.
Les Fonds spéculatifs se font, quant à eux, financer par les banques dans le but de spéculer sur tous types de produits sur le marché : produits structurés, pétrole, commodities. Ils sont devenus de véritables Price makers, c'est-à-dire des faiseurs de prix sur le marché. Le retrait de ces Fonds du marché pétrolier est, à juste titre, considéré par beaucoup d'économistes comme la principale explication de la brutalité et de l'ampleur de la baisse des prix du brut, comme leurs interventions spéculatives massives avaient été à l'origine de l'accélération du mouvement haussier. Ont-ils créé de la valeur ? Leurs interventions se seront traduites par des mouvements erratiques importants de prix mais sans création effective de valeur.
Mais, pourquoi donc les Fonds captaient-ils une part de plus en plus importante des crédits bancaires ? Les économistes néolibéraux expliquent que les pays développés avaient dépassé le stade dit d'économies d'endettement – marquées par de faibles profits, le financement bancaire et la régulation monétaire au moyen du contrôle quantitatif du crédit – et que les économies des pays développés devenues mâtures ont pour caractères distinctifs des profitabilités très élevées ; les entreprises s'y financent par des actions et autres titres négociables, c'est-à-dire sur le marché. C'est la désintermédiation en œuvre. Cela reste moins vrai en Europe qu'aux U.S.A.
La marchandise était, on le voit, bien emballée : elle faisait alors la place belle au déplacement vers les acteurs de la spéculation des fonds qui servaient auparavant à la création des richesses avec la bénédiction indirecte des autorités monétaires : les banquiers pouvaient-ils éviter de succomber à la mode de concepts nouveaux ? Comment résister si les banquiers émargent eux-mêmes aux dividendes, aussi immédiatement que les propriétaires des Fonds, sous le prétexte qu'ils ont créé de la valeur ? L'horizon de la récompense a été raccourci de plus en plus jusqu'à ce que le piège se referme sur les parieurs.
LES DERIVES ECONOMIQUES ET FINANCIERES
Dans les pays disposant du modèle social européen, l'Etat encadre les emplois des ressources des entités juridiques dites Institutionnels. Au contraire, la recherche de la rémunération maximale est effrénée dans les sociétés où l'épargne est individuelle et où l'Etat ne s'implique ni pour fixer les règles en matière de formation des flux d'épargne ni dans la relation épargnant /gestionnaire de l'épargne, pas même en sa qualité de régulateur ; il se contente, dit-on, d'organiser la concurrence.
De sorte que, dans leurs rapports, les parties sont dans le domaine strictement privé et, donc, contractuel. Il y a, alors, place pour un besoin d'innovations financières, censées procurer au travailleur épargnant le meilleur retour de fonds sur le long terme. C'est le règne de la capitalisation.
L'idéologie néolibérale a répudié la réglementation dans le domaine financier ; seule compte en effet la concurrence : celle-ci va favoriser l'explosion des produits financiers qui ne doivent leur existence qu'à l'imagination d'acteurs financiers modélisateurs, dont le mérite est fonction des produits inventés. Il en est de ces produits comme de la mode vestimentaire : plus on s'éloigne des canons socialement consacrés, plus le géniteur est sublimé. La créativité s'éclate, alors, en l'absence de toute réglementation, dans des montages de plus en plus complexes pour créer le mirage des rendements et des performances.
L'arrière plan macroéconomique est particulièrement propice à la course débridée vers toujours plus de créativité. La création monétaire nourrissait, on l'a vu, les crédits abondants et bon marché accordés aux Fonds ; elle répondait, par ailleurs, aux besoins d'endettement des ménages. Après la crise des nouvelles technologies du début de la présente décennie, la croissance s'est trouvée privée de moteur aux Etats Unis et il fallait, bien sûr, l'entretenir. L'endettement général est appelé massivement à la rescousse.
Le dopage de l'économie par la monnaie ne peut être qu'artificiel : la politique monétaire accommodante est portée aux nues sans que personne ne se préoccupe de la qualité de la croissance. Ce qui est bon pour les Etats Unis est bon pour le reste du monde. D'autant que les autres grandes économies tirent avantage de la situation : les exportations de certains pays émergents et de pays européens ainsi que du Canada tirent la croissance de ces différents pays. Chacune des deux parties en présence trouve son compte.
Mais comment payer les importations américaines ? Le Dollar US, monnaie de réserve, est accepté pour payer la facture. Sans limite ? Oui, même si des voix s'inquiètent de temps à autre. Le désordre monétaire s'est annoncé dès 1971 quand les Etats Unis ont mis fin à la convertibilité extérieure de leur monnaie qui « n'est pas leur problème, mais celui de leurs partenaires ». Source déterminante de la puissance du pays, le Dollar confère aux Etats Unis une capacité de négociation directement proportionnelle à la masse de Dollars détenus par leurs partenaires. Les principaux bailleurs de fonds des Etats Unis – Japon, Chine et pays du Golfe – sont piégés par leurs propres créances : plus celles-ci sont élevées, plus ces pays ont intérêt à sauver le Dollar US pour ne pas subir une perte abyssale sur leurs économies et pour continuer à alimenter la pompe de la consommation. Mais, ce paradigme résistera-t-il au temps ?
Le financement des déficits extérieurs des Etats Unis pour pallier l'insuffisance de l'épargne intérieure ne rencontrait aucune difficulté: la qualité de la signature de l'Etat américain étant acceptée sans limite, l'épargne extérieure y suppléait.
Le marché obligataire global réalisait la « démonétisation » de la dette publique américaine. La machine politique se met en branle pour plaider la cause.
Tous les ingrédients sont alors réunis pour que non seulement le Dollar US soit le problème des autres mais même la crise. Il en manque un : le système bancaire est, dans chaque pays, soumis aux règles dites prudentielles. Les banquiers le savent bien : les crédits et les autres engagements des banques représentent des risques qui sont pondérés en fonction de la nature de l'actif, de sa durée résiduelle et de la qualité de la contrepartie (débiteur). Deux ratios principaux sont fixés par le régulateur national à la banque :
- Le ratio fonds propres/total engagements pondérés ne doit pas être inférieur à 8 % ;
- Les risques ne doivent pas être trop concentrés sur une ou plusieurs contreparties. Sinon, une pénalisation en termes de fonds propres exigés est appliquée à la banque.
Les règles instituées pour la première fois au milieu des années quatre vingt dix sous le titre « Bâle I » ne traitaient pas des crédits qui sont titrisés (transformés en titres pour être sortis du bilan et cédés sur le marché). La titrisation des crédits tels que les prêts hypothécaires était alors en situation de montée en cadence ; elle constitue une part importante de l'apport de Bâle II, dont les règles sont, hasard dans le timing, en passe d'être mises en œuvre dans certains pays lorsque la crise éclate en 2007. L'innovation financière en la matière n'est soumise à aucune règle : ni autorisation, ni homologation, ni labellisation.
C'est là que se trouve la substance de la crise bancaire : la liste des produits titrisés a explosé et s'est accompagnée de montages aussi variés que sophistiqués à tel point qu'il est difficile d'identifier la nature des risques qui s'attachent aux actifs titrisés et, a fortiori, de quantifier ces derniers. L'enchevêtrement et la complexité des éléments composites des produits finaux expliquent que les banques, de bonne foi, ne soient pas toujours capables d'analyser leurs portefeuilles au plan des risques. La difficulté tient, d'abord, à la complexité des regroupements des produits de base et aussi à la complexification des modèles et montages juridiques ; la situation se complique par le fait que les produits sont comptabilisés à la « fair value » (juste valeur) qu'est censé refléter le prix sur le marché. Or, la crise a fait que : i) l'effondrement des cours en bourse se solde par une absence de marché pour certains produits financiers en raison de l'absence d'acheteurs ; ii) les apporteurs de couverture qui avaient garanti les produits titrisés ne sont plus en situation d'honorer leurs engagements. Il en résulte que les actifs doivent être pris pour leur valeur de marché sans marché et avec une garantie devenue souvent irréalisable.
A CRISE EXCEPTIONNELLE MESURES EXCEPTIONNELLES
Le voile n'est levé que lentement et progressivement sur les actifs structurés et les produits dérivés dans les bilans des banques. Qui peut dire que le cycle des dépréciations d'actifs est arrivé à son terme ? Un an après le délai fixé par le Fonds Monétaire International aux banques pour faire la lumière sur leurs bilans, le monde continue à apprendre que des banques, dont certaines n'étaient pas soupçonnées de détenir des produits toxiques importants, déclinent encore des pertes liées à des dépréciations d'actifs.
Le FMI s'est résolu à faire lui-même l'état des lieux ; il a trouvé que le total des dépréciations pourrait excéder 4'000 milliards de Dollars US pour les banques américaines. Estimation nettement supérieure à celle dégagée par le stress test fait par les autorités pour les plus grandes banques. Entre les deux résultats s'est glissé l'impact des aménagements des normes comptables. Ici et là, on rattache la faible résilience des banques plus à l'impact du ralentissement de l'activité économique, laquelle pèse sur la solvabilité des entreprises et des ménages, qu'aux produits toxiques. Sans aucun doute, la conjoncture économique affecte la qualité des créances sur les entreprises et les ménages; l'arbre ne saurait cacher la forêt : les actifs que le marché a dépréciés sont colossaux mais leur valorisation a évolué avec les aménagements successifs des normes comptables, surtout aux Etats Unis.
Au vu de l'énormité des besoins de recapitalisation des grandes banques du pays, la décision a été prise aux USA de recourir aux ficelles comptables pour desserrer la contrainte dans les exigences en matière de fonds propres. En octobre 2008, l'autorité de régulation boursière a dispensé les titres devenus illiquides de la règle « mark-to-market » (sur la base du prix du marché) ; ils peuvent, si le volume des transactions n'est pas significatif, être comptabilisés à leur valeur à l'échéance, donc, à leur valeur nominale.
Il suffit, pour cela, que la banque accepte de conserver le titre jusqu'à son échéance. Cela a pour effet de réduire l'opacité de la situation des banques et d'atténuer fortement leurs besoins en fonds propres. Les banques dans les autres pays n'étant pas aussi gravement éprouvées globalement que les banques américaines, les autorités concernées y ont pris moins de liberté avec les normes comptables. Saura-t-on un jour si c'est l'importance des besoins de recapitalisation des banques et, donc, des ressources publiques nécessaires à l'opération ou plutôt la puissance des lobbies de banquiers qui a pesé le plus dans la décision américaine ?
Décriés par des banquiers du continent européen, ces aménagements apportés aux normes comptables aux USA ont changé fondamentalement l'ordre de grandeur des déséquilibres des banques américaines liés à leurs actifs de spéculation. Ils ont permis aux banques américaines de s'affranchir de la présence de l'Etat dans leur capital et donc de sa tutelle. La dépréciation des créances au titre du financement des entreprises et des ménages peut alors être mise au rang de cause majeure des besoins de recapitalisation des banques. A suivre
* Directeur Général de la Banque Algérienne du Commerce
Extérieur - Zurich - Suisse.


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