«Lorsque l'Ecole d'architecture intégrée aux Beaux-Arts d'Alger devint une école polytechnique universitaire, il fut beaucoup débattu pour savoir si l'urbanisme et l'architecture étaient des disciplines scientifiques ou artistiques. Pour les technocrates du ministère, il n'y avait pas de doutes : on formerait un architecte en lui apprenant les mathématiques, la résistance des matériaux, la sociologie et l'histoire selon les méthodes pratiquées dans chacune de ces spécialités. La seule matière qu'on n'enseignait pas était l'architecture elle-même, car on considérait qu'elle découlerait naturellement de l'accumulation des connaissances acquises ailleurs. L'échec flagrant de cette formation tient encore aujourd'hui à ce postulat stérile. La dichotomie «art ou science» conduit à l'impasse car partout où il y a appel à la créativité (donc simplement partout), la supériorité du cerveau humain sur l'ordinateur le plus perfectionné est d'intégrer le rationnel et l'irrationnel. Ce qui différencie toute pratique artistique des autres est seulement la charge plus forte de cette intégration.», DELLUZ (Jean-Jacques), Alger chronique urbaine, Editions Bouchene, Paris, 2001, p.7. Ce point de vue est plus que pertinent, il est percutant comme le dirait l'autre. Il résume en des mots simples pour ne s'approprier que les propos de Le RICOLAIS : «Le fonctionnalisme [qui] ne fonctionne plus. Le rationalisme [qui] ne rationalise plus et le formalisme [qui] ne formalise plus» du système algérien, notamment dans le domaine de l'enseignement. Au sein de nos départements universitaires, l'architecture est victime d'une politique nécrosée, incapable d'être prospective du fait d'être administrée par des mentalités tourmentées par autre chose que l'architecture elle-même. Tout le monde sait que les grades, à titre d'exemple, n'attestent pas, sauf dans de rares cas, de l'engagement réel de tel et tel universitaire. «Nous avons des professeurs, des maîtres de conférences qui ne sont pas à la hauteur de leurs titres et qui ne produisent rien durant des décennies, et dont le grade leur sert simplement à occuper des postes de responsabilités dans la hiérarchie administrative. Jusqu'à quelque temps, ils obtenaient les leurs dans des conditions obscures, grâce à des publications dont on peut facilement jeter dessus le doute, dans des réseaux d'amitié et de bni3amiss. Le système algérien cultive l'esprit de l'opportunisme chez chacun d'entre nous, il redoute fortement l'affirmation des compétences sur la scène publique»1. Cet état d'esprit explique en partie pour quelle raison je me fatigue, personnellement, devant notre manque de sérieux, notre cécité, et notre insensibilité aux exceptions. DELUZ en fait incontestablement partie, il fait partie de tous ces disparus sans l'hommage qu'ils méritent, ni la reconnaissance publique de leurs oeuvres littéraires très singulières. Toutefois, je reste lucide ; nous vivons dans un pays où les élites universitaires sont constamment déconsidérées, négligées. L'histoire des salaires en est une preuve manifeste. A l'Alger indépendant, DELUZ a donné une leçon inaccoutumée en son genre à nos décideurs, mais ceux-là, certes, ne savent pas écouter. Ils sont imbus, convaincus de leur bêtise et continuent à agir avec beaucoup de prétention, aveuglément. Ils n'arrivent pas à saisir qu'une politique de la ville demande une attention plus que particulière aux dictées du site, aux prédispositions des populations, à la nécessité de conserver l'environnement, et qu'un urbanisme réussi repose pour l'essentiel sur une stratégie finement esquissée à la manière de l'audace de Le CORBUSIER lorsqu'il assoyait devant le monde entier son exceptionnel plan Obus d'Alger. Ce genre de politique où la règle est celle de la fine sensibilité et de l'audace ingénieuse ne peut être chez nous avec nos dirigeants actuels qui préfèrent les politiques de la musculation, de l'opacité et de l'échec. Par son expérience richissime de l'urbanisme, DELUZ nous a appris que la planification bureaucratique ne résout pas les problèmes des villes, elle empêche selon nous l'émergence des meilleurs projets au nom de la règle juridique à appliquer. Comment donc concilier et/ou permettre la rencontre de la règle des technocrates avec le génie de la création ? D'autant plus que nos décideurs ne comprennent pas les architectes talentueux ; ces architectes sont le plus souvent «mal aimés» selon HAMBURGER (Bernard), car ils se consacrent à l'architecture qu'ils produisent comme s'ils la faisaient pour la première fois, selon KAHN (Louis). Ces architectes doivent lutter contre les certitudes «populaires», «où ils recherchent difficilement un contact perdu ou se résignent avec hauteur à leur solitude.»2. L'usage des moyens vitaux, mêmes s'ils sont excessifs, et le bon projet sont censés faire bon ménage selon de nombreuses approches de l'espace d'architectes de renom. Nos décideurs font le parcours inverse. Ils s'évertuent à économiser sur les budgets en pratiquant, par abus de pouvoir, le dépouillement des projets. L'architecte, devant le ministre, le wali, jusqu'aux maires et chefs de daïra n'est pas maître d'oeuvre. C'est en ce sens que l'urbanisme «à l'algérienne» a démontré ses limites, son échec, sa pauvreté idéelle, lorsqu'il a décidé de faire de l'économie des moyens, particulièrement budgétaires, une règle plus que fondamentale dans sa politique globale de la construction contre la recherche de la qualité. Le caractère insensible de nos dirigeants n'arrange pas du tout les choses. Aujourd'hui, l'Etat algérien dépense des milliards de dinars sur des projets médiocres qui continuent à miner les paysages urbains de nos villes, et à saper les réserves foncières agricoles. De son vivant, DELUZ parlait «d'énormes spoliations de l'agriculture»3. A cause de la politique nationale défaillante menée en matière d'urbanisme et d'architecture depuis l'indépendance, DELUZ met clairement le doigt sur la responsabilité de nos décideurs et les choix qu'ils continuent à entreprendre et à imposer. Nos villes sont malmenées, «malades» pour ne reprendre qu'une expression de LAVEDAN (Pierre). Aucun quartier n'est achevé, aucun trottoir n'est sûr, aucune chaussée n'échappe aux travaux permanisés, aucun espace n'est aménagé avec finesse, aucun projet réalisé n'est architecture. Tout est spéculation sur la médiocrité. Le résultat est un urbanisme ahané qui s'égare en permanence de la réalité, ou qui la devance trop, en état de déphasage pathologique, un urbanisme du fait accompli, inachevé, insatisfaisant, dangereux. Sur cette question DELUZ note par exemple : «La route fait, dit-on, trois mille morts par an en Algérie, et les autoroutes sont encore des voies qu'on traverse à pied pour se rendre d'un quartier à l'autre, et sur le bord desquelles les voitures s'arrêtent pour l'achat d'une galette, de pommes de terre ou de cigarettes d'importation.»4. La logique de l'opérationnel à l'algérienne a tué en nous ce qu'il y a de plus fragile, mais de plus fin dans notre appréciation des choses. C'est-à-dire l'audace de la création qui est selon la plupart des grands architectes l'incarnation de l'intuition. Cette dernière, seule notre sensibilité la plus profonde peut nous permettre de la capter. C'est en ce sens que nous rejoignons DELUZ lorsqu'il constate à la mesure de son expérience que l'avenir des villes dépend grandement du choix des hommes et des femmes destinés à occuper des postes de responsabilité en matière d'urbanisme et d'architecture. Ces hommes sont à l'écoute et assument leur responsabilité. Dans «Architecture et urbanisme d'Alger» il cite le cas de HANING qui, semble-t-il, était un paysagiste hors norme, dont le coup de crayon était plus que remarquable. Aujourd'hui, il est sûr que le paysagisme importe peu pour nous, puisque nous enfonçons le couteau dans le dos de nos villes, de notre ville Oran, avec des projets comme celui de Mobilart que l'on a conçu sous forme de ghetto, cité exclusivement réservée aux plus riches, et d'autres quartiers anarchiques, désertiques et poussiéreux, parsemés de projets de la promotion immobilière qui suintent le désir de faire du gain et seulement du gain, sans oublier le futur Palais des Congrès que nous venons depuis peu de qualifier d'acte criminel vis-à-vis de l'histoire urbaine de notre ville. *Architecte, Docteur en urbanisme, maître de conférences B. Notes : 1.Propos d'un enseignant d'architecture établi depuis quelques années en France. 2.Hamburger (Bernard), L'architecture de la maison, Pierre Mandaga éditeur, 1986, p. 8. 3.Delluz (Jean-Jacques), Alger chronique urbaine, Editions Bouchene, Paris, 2001, p.20. 4.Idem, p. 24.