La guerre n'est rien d'autre qu'un duel à plus vaste échelle.Carl Von Clausewitz Le football constitue un bon exemple de ce que les sociologues appellent «phénomène social total.» Il est passible de traitements multiples. Il lui arrive de fonctionner comme une sorte de lapsus et permettre, la censure étant absente, de se dire des choses que les usages sociaux n'autorisent pas habituellement. Le soutien des Ghazaoui à l'équipe algérienne n'est qu'une manière de dire aux Egyptiens qu'ils n'oublient pas leur lâchage face à la barbarie israélienne. La sympathie exprimée par une majorité de Soudanais aux Fennecs a jeté les Egyptiens qui avant choisi ce pays dans la plus grande des perplexités. Ils n'ont pas compris que la réaction majoritaire soudanaise comme celle qui s'est exprimée dans d'autres pays arabes et au sein de la diaspora est la traduction du ras-le-bol et désormais du refus de la morgue des Egyptiens et de leur prétention. A l'intérieur d'une société, le foot peut fonctionner en tant qu'opium en vue d'anesthésier les foules des déshérités et paralyser, pour un temps, leurs capacités de lutte. Le foot peut être également lu comme le seul espace pour une expression démocratique autonome dans des régimes qui ont tout cadenassé. Mais la longue confrontation algéro-égyptienne pousse à privilégier l'analogie foot-guerre LE FOOT ET LA GUERRE On peut dire paraphrasant la célèbre formule du non moins célèbre théoricien Von Clausewitz que le foot c'est la continuation de la guerre par d'autres moyens. On peut dire aussi que le foot se présente comme un substitut de la guerre et on peut dire enfin que le foot c'est la guerre. Le journaliste de France2 qui s'est déplacé pour couvrir le match du Caire et qui a échappé à la lapidation déclare qu'il n'avait pas eu l'impression de couvrir un match de foot mais une guerre. Le Président de la FAF, Mohamed Raouraoua déclare après le match du 14 Novembre : «Nous avons joué dans une situation de guerre.» Dans la presse des deux pays, le recours aux métaphores guerrières a été constant. Des Egyptiens affirment que le match en vue de la qualification au Mondial se présentait, pour eux, comme la plus grande bataille depuis la guerre d'Octobre 1973 et ils ont sorti, pour l'occasion, les chants guerriers qu'ils n'avaient même pas sortis lors de cette dernière confrontation avec les Israéliens. Un peu partout, les joueurs algériens sont qualifiés de «Combattants du désert». Un quotidien algérien de grand tirage se rappelle la fameuse formule de l'homme du 18 Juin et il en fait un titre sur toute la largeur de sa «Une» : «Nous avons perdu une bataille mais nous n'avons pas perdu la guerre.» On parle de pont aérien pour acheminer les supporters à Khartoum et le Directeur-général d'Air Algérie fait remarquer que transporter autant de gens en si peu de temps est digne des grandes armées du monde. Le foot peut même pousser au délire : Un journaliste égyptien affirme qu'à Khartoum il y a des avions militaires algériens prêts à s'attaquer aux Egyptiens. Le même journaliste nous apprend que les autorités égyptiennes ont avisé Khartoum : ou vous protégez nos ressortissants ou nous envoyons des troupes pour le faire. Le foot présente en effet toutes les caractéristiques de la guerre, Il y a d'abord les nombreux termes qu'il lui a emprunté comme défense et attaque, victoire et défaite, stratégie et tactique. canonnier, guerrier, pont aérien... Il y a ensuite l'organisation où le politique est aux postes de commande. Le niveau politique est symbolisé par le Chef de l'Etat, Chef suprême des forces armées. C'est lui qui s'occupe, en tant qu'élu du suffrage universel, de définir les orientations politiques de la guerre. Il y a ensuite le niveau de l'Etat-major général des armées qui détermine, en fonction des orientations politiques, la stratégie militaire à mettre en œuvre. Il y a enfin le troisième niveau, celui des commandants et des troupes engagées sur le terrain. Et pour comprendre l'analogie guerre-foot que nous proposons ici, il est important d'apporter les deux précisions suivantes : - On ne fait jamais la guerre pour la guerre, La guerre n'est jamais sa propre fin. Elle est toujours un moyen au service d'une fin. La guerre égyptienne du mondial, par exemple, est un moyen au service d'une fin qui est l'installation de la dynastie des Moubarak par l'»intronisation» du prince héritier, Jamal. - Ce n'est pas une armée qui gagne la guerre mais la nation. L'armée peut gagner des batailles. L'armée US a eu facilement le dessus sur l'armée de Saddam Hussein et sur les talibans mais l'Amérique n'a pas gagné et ne gagnera pas ces deux guerres. Dans cette grande guerre du football, il faut reconnaître en toute objectivité et en toute sportivité le coup magistral gagnant du Président Boutéflika, Chef suprême des Forces armées. Il faut rappeler que beaucoup ont vécu un moment de doute à la suite de l'agression de l'aéroport et du résultat du matche du 14 Novembre et ce doute pouvait, s'il perdurait, porter atteinte au moral des «troupes». C'est à ce moment crucial que le Président «drible» tout le monde, en particulier le conglomérat hétéroclite et intéressé qui se fait appeler majorité présidentielle et renoua avec une pratique qu'il affectionne particulièrement : se mettre en rapport direct avec les Algériens. Le «pont aérien» qu'il ordonna et qui s'organisa en un temps record permit de fournir aux «petits gars» qui venaient de vivre l'enfer ce qui leur manquait le plus : le soutien et la chaleur de leurs compatriotes supporters. Ce fut à la fois un renfort et un réconfort. Ce 12ème homme, à n'en point douter, a été pour beaucoup dans la victoire. Ce n'est pas pour rien que les premiers remerciements d'après match ont été pour lui. LA GUERRE PERDUE DE LA FAMILLE MOUBARAK La qualification au mondial était d'une importance vitale pour les deux parties mais plus pour la partie égyptienne. Contrairement aux apparences, la direction des opérations n'était pas aux mains du Colonel Zaher mais du Politique Jamal Moubarak qui était bien conscient que la qualification lui ouvrirait les portes de la succession. De ce fait, la défaite de l'équipe égyptienne c'est d'abord la défaite de Jamal et de la Famille. Il ne fait pas de doute que les Egyptiens ont préparé le match comme on prépare une guerre. Sans état d'âme. Pendant toute la période d'avant match, ils se sont attaqués aux «forces morales» des Algériens de manière continue est systématique. La guerre psychologique déclenchée voulait atteindre le moral de l'adversaire de manière à ce qu'il arrive sur le terrain diminué moralement et donc physiquement puisqu'il est bien connu que le foot se joue d'abord avec la tête. A l'aéroport, l'accueil fut correct en raison des nombreuses caméras surtout étrangères présentes. De plus il n'était pas inutile d'»endormir» les Algériens avec ce discours mielleux où ils excellent tant et de tromper leur vigilance. Quelques minutes après changement du tout au tout et puis c'est l'agression dans la zone de l'aéroport même. Cette agression est préméditée. Un témoin étranger raconte qu'à un certain moment, le bus de la délégation a ralenti sans raison objective. C'était, en fait, l'endroit et le signal convenus. La question qui se pose est : où était la sécurité ? Une voiture de police devant. Rien derrière et rien sur les côtés. Impossible de penser que la police a été surprise. D'abord parce que dans tout pays et plus particulièrement en Egypte soumise à la loi martiale depuis des décennies, l'aéroport international de la capitale est soumis à une sécurisation extrême. Certes l'Egypte est un pays du Tiers-monde comme notre pays mais s'il y a un secteur sur-développé c'est bien celui de la Sécurité. L'Egypte c'est probablement un des pays où l'on retrouve la plus forte densité de «flics» au km2. Si donc ces services n'ont pas vu le regroupement de plusieurs dizaines de hooligans réels ou supposés c'est non pas qu'ils ne voulaient pas voir mais que ce sont eux qui les ont placés. La version égyptienne selon laquelle ce sont les Algériens qui, de l'intérieur, ont brisé les vitres du bus et se sont infligé des blessures n'est pas seulement délirante ; c'est plus sérieusement la preuve de la préméditation en raison de sa rapide et générale diffusion. En effet cette «explication» est sortie très peu de temps après l'agression et elle a été colportée, en même temps, par un grand nombre de journalistes différents. La guerre psychologique faite aux Algériens s'est poursuivie avec le stationnement de centaines de supporters égyptiens pendant toute la nuit d'avant match chantant à tue-tête et faisant fonctionner les klaxons de leur voiture dans le but de rendre difficile la récupération des joueurs Algériens. La preuve aussi qu'il s'agit d'un coup prémédité est que dans cette guerre, la mobilisation égyptienne a été générale et le harcèlement de tous les instants. Tous les Egyptiens étaient, pour les Organisateurs, potentiellement des soldats et chacun était appelé à apporter sa contribution à «l'effort de guerre». Les policiers ont «oublié» leur mission et devoir pour soumettre les Algériens à d'indignes vexations ; les journalistes égyptiens évidemment plus nombreux au stade se sont attaqués physiquement à leurs homologues Algériens. Des commerçants, des fonctionnaires et de simples passants se sont mis de la partie par des propos insultants. Un journaliste algérien qui voulait profiter de son déplacement pour visiter le très riche Musée du Caire a dû se résoudre à abandonner l'Arabe pour l'Anglais. La preuve qu'il s'agit d'une guerre coordonnée en haut lieu est que juste après la défaite les 3 chaines satellitaires sœurs mais néanmoins ennemies sont passées à autre chose, des feuilletons et lorsque les chefs réels, les Moubarak sont montés, à visage découvert, au créneau, ces chaines et l'impressionnant appareil égyptien d'information tout entier sont revenus à la charge en redoublant de férocité algérophobe. Chaque peuple dispose d'un certain nombre de traits qui font la différence avec d'autres peuples. C'est ce que les psychologues appellent la personnalité de base. On se condamne à ne rien comprendre aux réactions algériennes si l'on ne prenait pas en considération deux traits particulièrement importants. Le premier est que rien n'est plus insupportable pour eux que la hogra. Le second est que les Algériens ne sont jamais meilleurs que dans des situations de défi. Victimes d'une hogra particulièrement dure (le traquenard du bus) et s'étant trouvés dans une situation de défi, ils se sont transfigurés et se sont surpassés. Et ils ont gagné. Pour les Egyptiens l'hypothèse de la défaite n'existait pas et la preuve est qu'ils ont commis la fatale imprudence de fêter la victoire avant sa réalisation sur le terrain, ce qui a contribué à entraîner une moindre mobilisation et une certaine déconcentration de leurs joueurs à Khartoum. Pour les Egyptiens, la victoire algérienne entame bien des certitudes bien ancrées. Ils considèrent que dans le monde arabe et dans tous les domaines, ils sont les premiers et que les autres leur doivent ce qu'ils ont de meilleurs. C'est le Big Brother à la fois paternaliste et hautain pour tous les Arabes. Et, en cette occasion, ils n'ont pas manqué de ressortir, encore une fois, des contre-vérités aussi grosses que les pyramides. A les écouter, nous leur devrions notre indépendance, la récupération de notre langue nationale etc. Par temps calme, ils nous perçoivent comme des montagnards frustes et dénués de toute culture. Par temps de tempête, nous devenons des «sauvages» ou des «bâtards» selon les mots de deux de leurs «intellectuels» et nos jeunes supporters sont qualifiés par Ala Moubarak de «terroristes» et de «mercenaires». La folle colère des classes politique, intellectuelle et médiatique égyptienne a effacé d'un coup le vernis culturel habituellement en usage et il ne pouvait en être autrement parce que ce qui est posé, en vérité, c'est le problème crucial de la suprématie égyptienne dans le monde arabe. On ne peut pas ne pas faire le parallèle suivant : L'équipe égyptienne a une moyenne d'âge de 31 ans et elle est en fin de course ; l'équipe algérienne qui a une moyenne d'âge de 24 ans entame sa longue marche. Dans cette affaire, il n'est pas possible de ne pas faire entrer en ligne de compte la rivalité entre l'Algérie et l'Egypte, les deux principales puissances arabes, en vue de la suprématie comme il n'est pas possible de ne pas prendre en considération la spectaculaire montée d'autres pays. Il y a quelques années un différend a surgi entre le Qatar et l'Egypte et c'est le «petit» Emirat qui a fait plier «Oum Eddounia» obligeant le «grand» Raïs à faire le chemin de Doha devenu pour lui celui de Canossa. La vérité est que l'Egypte qui avait, pour des raisons historiques, plusieurs longueurs d'avance sur les autres pays arabes est en train d'être rattrapée et même dépassée y compris dans les domaines où elle exerçait un véritable monopole comme la chanson, le cinéma, le feuilleton télévisuel, et à un degré moindre, la littérature. Cette rivalité est d'abord et avant tout politique. Il y a quelques années, l'Algérie a voulu corriger une anomalie. Tout le monde sait que dans une organisation régionale un pays ne peut pas disposer à la fois du siège et du secrétariat général et, pour la Ligue arabe, l'Egypte trustait les deux depuis le début exceptée la période Camp David. La tentative n'a pas été une réussite en raison semble-t-il de la volte-face de certains Etats arabes «travaillés» par les Egyptiens. ET MAINTENANT A la fin du match de Khartoum, le Président Raouraoua et le Coatch Saadane, séparément, ont qualifié les joueurs algériens de «guerriers». Il est vrai que nos «petits gars» ont joué avec la rage de vaincre et ils ont vaincu et le but inscrit par Antar Yahia en est la parfaite démonstration. Des valeurs oubliées sont remises à l'honneur : le travail, l'effort, l'abnégation et le patriotisme des jeunes. Le soutien politique ferme dont dispose, dit-on, le Président Raouraoua, et les ressources financières (le nerf de la guerre) jamais vues dont il a bénéficié ont contribué, pour une part non négligeable, à cette magnifique réussite. La «balle» est maintenant dans le camp politique. Non pas celui de l'élite du pouvoir, non pas celui des partis de la coalition, non pas celui du gouvernement mais celui du Président de la République seul. De Khartoum est sorti un peuple transfiguré, tout neuf qui a toutes les caractéristiques de la famille. La transfiguration était visible à lœil nu. On a vu des Algériens se sourire, se parler, se cotiser pour confectionner des drapeaux aux dimensions pharaoniques. On a vu des automobilistes renoncer à leur priorité, des jeunes se lever dans les bus pour laisser leur place aux dames et aux personnes âgées. Des termes oubliés comme «khouya» ou «khti» réapparaissent et beaucoup de citoyens disent retrouver l'atmosphère de l'indépendance. Mais la grande nouveauté, peut-être, c'est l'entrée en force des femmes, de toutes les générations y compris les «mammas» qui sont allées de leur prière et youyou. Jamais l'expression «comme un seul homme» n'a été aussi vraie. J'ai évoqué plus haut la préférence du Président pour le contact direct avec ses compatriotes et en particulier les jeunes. Il faut se rendre compte que les jeunes qui ont réalisé l'épopée de Khartoum sont les mêmes que ceux qui ont déclenché la multitude de mini intifada de ces dernières années en réponse à la hogra et à ce que le Président a qualifié de «terrorisme administratif» et les mêmes que ceux qui, la mort dans l'âme, «désertent» leur pays pour d'autres cieux y compris au péril de leur vie. Il est sûr que cette qualification au mondial, par les effets immenses qu'elle a produits et les grandes perspectives qu'elle a ouvertes, peut être le prélude d'un recommencement. Le doute n'est pas permis, la relève existe. Ce recommencement a cependant pour condition une autre victoire, la plus difficile sans doute, la victoire que nous devrions remporter sur nous-mêmes. Un homme d'affaires algérien établi à l'étranger pose cette question: «Savez-vous pourquoi nous autres Algériens nous n'avons pas besoin d'ennemis ? Et il y répond de cette manière terrible : «Parce que nous sommes nos propres ennemis» Dorénavant, il y a un avant et un après Khartoum. Toute stratégie qui ne se hisserait pas au niveau de l'exceptionnelle et grandiose réponse populaire rabaisserait «Khartoum» et l'instrumentaliserait au service d'une politique politicienne à courte vue dont la visée serait de gagner du temps et préserver le statu quo actuel, bref de revenir aux habitudes. La vraie victoire c'est de triompher de l'ignominie romaine. C'est dans leur phase décadente, en effet, que les Romains qui ont tant donné à la civilisation universelle ont été réduits à réclamer dans un slogan infâme, «Panem et cercenses !» (Du pain et des jeux !) ·* Professeur à l'Université d'Oran