Dans son bouleversant ouvrage « l'Empire et les nouveaux barbares », J.P Ruffin avait parlé de cette géographie mondiale qui s'annonçait depuis quelques décennies: l'Occident, c'est-à-dire l'Empire, le Limes, c'est-à-dire ses bordures asservies ou guerrières, et ces fameuses terra incognita. Des terres inconnues, illustrées par ces morceaux nus dans les atlas d'autrefois, peuplées des bestiaires des fantasmes de l'Occidental missionnaire ou colon, ou d'animaux impossibles et de peuplades aux us absurdes et sanguinaires. La prophétie « Ruffin » a bien fonctionné à la fin: aujourd'hui, dans la presse mondiale, on ne parle pas de terra incognita, mais de territoires non étatiques, sans provoquer de malentendus ni d'interrogation tant tout le monde devine de quoi on parle. Les territoires non étatiques sont des géographies qui ont rebasculé dans l'inconnu, qui échappent à l'effet centralisateur des Etats proches et affaiblis et où les lois sont autres et les représentativités obéissant peu au drapeau ou à l'uniforme et à la fanfarde de l'hymne des décolonisations oubliées. L'Afrique et le monde du Sud sont aujourd'hui perforés comme un gruyère çà et là par ces territoires non étatiques qui font la joie des néo-colons et des visions racistes et des avocats de la civilisation blanche. A nos portes, nous avons aujourd'hui le Sahel qui négocie d'Etats à non-Etat le plus normalement du monde, pour les otages, les rançons, les vivres et les circuits sécurisés. Et si on en parle aujourd'hui, c'est pour revenir sur ce fait divers africain de mitraillage du bus de la sélection de foot du Togo à la veille de la CAN en Angola. C'est dire que le basculement est si généralisé que les bonnes moeurs des mouvements « révolutionnaires » et des putschistes d'autrefois, sont déjà un lointain souvenir agréable. Si, il y a trente ou quarante ans, comme le disait J.P Ruffin, les ONG et les journalistes bénéficiaient d'une véritable immunité auprès de «mouvements» armés soucieux de leurs images et des moyens de communiquer avec le reste du monde et de rendre publiques leurs causes, aujourd'hui, on n'hésite même pas à mitrailler un bus de joueurs de foot ou lapider un convoi alimentaire et le voler pour le revendre. L'avenir est à cette globalisation par expulsion: des pays du Nord qui s'intègrent, des pays du Sud qui perdent des «morceaux» et des territoires, et laissent émerger, par échecs, des « territoires de non étatiques », véritables illustrations des imageries coloniales et « preuves » de l'obligation civilisatrice de l'Occident. Nous en sommes donc là: les uns à réendosser les pagnes et les javelots, les autres à reprendre le chameau qui n'a jamais cessé de leur parler à l'oreille, les derniers à se revendiquer des particularismes identitaires les plus loufoques et les plus violents. Cela se voit en Afrique, dans le Sud du monde, en Algérie, dans votre quartier, à El Jazeera et dans les jeux de nos enfants et les moeurs des nouveaux gardiens de parking. Les territoires non étatiques commencent ainsi.